Texte : Alexandre Metzger - Illustration : Alexandre Metzger - 9 janvier 2022

Candyman I

L’Abeille et la Bête

En un long travelling vertical, la caméra survole la ville de Chicago comme pour immortaliser un spectacle hypnotique. Le flot incessant des véhicules ressemble à un défilé d’insectes disciplinés parcourant des routes sans fin qui se croisent et finissent par disparaître. Pour accompagner ce bal mécanique, la musique de Philippe Glass, entre gothique et macabre, finit de nous plonger et même de nous enfermer dans cet environnement d’acier et de béton. Ainsi commence Candyman, une légende urbaine issue de l’imagination de l’auteur britannique Clive Barker (Hellraiser, Cabal…), adapté à l’écran par Bernard Rose (Paperhouse). Cette introduction mémorable est suivie d’un plan composé de milliers d’abeilles, sur lequel une voix caverneuse déclame une poésie macabre. Puis on retrouve la ville, filmée de profil cette fois, envahie par une immense nuée de ces mêmes hyménoptères, dans une vision digne d’une des plaies bibliques. Le visage de Virginia Madsen apparaît en fondu, apaisé et rassurant, et met un terme à cette ouverture intense. A travers ces quelques plans, une mythologie se met déjà en place. Une mythologie surprenante, qui ouvre un champ des possibles indéniable dans une époque où le cinéma d’horreur n’est plus très inspiré, où beaucoup de films sortent directement en VHS (quelques années avant que le slasher Scream ne déferle sur la planète et relance l’intérêt des producteurs). Place à Candyman, une perle de l’horreur des années 1990 sortie au cinéma, et à son boogeyman aussi sombre à l’intérieur qu’à l’extérieur…

Dark man

Lorsqu’une œuvre parvient à donner naissance à un personnage inédit très charismatique, emblématique ou iconique, de surcroît un croquemitaine, une part importante de séduction du spectateur est déjà assurée. La décennie 1980 passée vient d’être marquée au fer rouge par des années de domination de Freddy, Pinhead, Jason, Chucky… et le cinéma est en manque d’une nouvelle figure maléfique. C’est de la littérature que de potentiels candidats horrifiques vont émerger. Deux ans plus tôt, en 1990, c’est un clown qui obtient d’abord les honneurs d’être un nouveau représentant de la terreur dans l’adaptation télévisuelle de Ça de Stephen King. Lieux interdits, une nouvelle de 1985 issue d’un des Livres de Sang de Clive Barker, va donner naissance au film Candyman. A cette époque, l’écrivain/artiste peut se targuer d’une belle renommée et certains le considèrent comme l’un des dignes héritiers de King, et en tant que réalisateur, les amateurs d’horreur lui ont déjà reconnu un talent certain à travers Hellraiser et Cabal. Scénarisé et réalisé par Bernard Rose, qui avait marqué les esprits avec Paperhouse quatre ans auparavant, Candyman devient une histoire différente de celle racontée dans la nouvelle de Barker, initialement située à Liverpool (Barker est anglais). Le film prend place dans une cité pauvre de Chicago au sein de laquelle des évènements violents ont eu lieu, et aborde des thématiques nouvelles mais totalement validées par l’écrivain. Le Candyman, devient ici l’incarnation de tous les crimes et de tous les maux de cette cité délaissée, symbole de pauvreté, où la majorité des habitants sont des gens de couleur. Une horreur sociale située au milieu de tours immenses où la police ne vient jamais lorsqu’on appelle à l’aide, et dans laquelle la défiance de la population envers les blancs est clairement perceptible.

Origine

Une légende urbaine dit que si l’on répète cinq fois le nom du Candyman devant un miroir, il réapparaît pour tuer. Son origine prend place en 1890. Daniel Robitaille, fils d’un ancien esclave ayant fait fortune, fort d’une bonne éducation, devenu un artiste peintre reconnu, crée sur commande les portraits de personnalités de la haute société. Un jour il réalise celui d’une jeune femme, fille d’un propriétaire terrien, et tous deux tombent follement amoureux. Lorsque la jeune femme annonce à son père qu’elle est enceinte, le jeune homme se fait traquer à travers la ville jusque dans le quartier de Cabrini-Green. Ses agresseurs lui tranchent la main, le déshabillent, étalent du miel sur son corps et le livrent en pâture aux abeilles. Piqué à mort, le corps du jeune noir finit brûlé sur un bûcher…
Cent ans plus tard, une étudiante, Helen Lyne (Virginia Madsen), rédige une thèse sur les légendes urbaines. Dans ses recherches, elle est intriguée par l’histoire d’un homme qui aurait tué quelques années plus tôt une femme à l’aide d’un crochet dans un immeuble du quartier de Cabrini-Green. Le meurtrier n’a jamais été retrouvé. Mais les habitants désignent tous le tueur comme étant le Candyman. Son enquête devient passionnée, au point qu’elle s’amuse à prononcer le nom légendaire à cinq reprises devant sa glace, et décide de se rendre, accompagnée de son amie Bernadette, sur les lieux du meurtre. Elles pénètrent dans l’appartement de la victime, un lieu abandonné qui a subi les outrages du temps et des graffitis. L’ambiance qui émane de l’architecture pourrissante et des murs tagués tombant en décrépitude confère une atmosphère lourde et font de cet environnement de béton un personnage à part entière. Les évènements qui suivront vont faire regretter aux deux jeunes femmes cette insouciance mêlée d’insolence.

Black Mirror

La première apparition du Candyman (interprété par Tony Todd, alors que c’est Eddie Murphy qui était pressenti pour le rôle au départ ! Dur à imaginer non?) fait son petit effet. Une silhouette longiligne, vêtue d’un long manteau élégant et de chaussures impeccablement cirées. La voix caverneuse du personnage appelle à trois reprises le nom d’Helen, comme un écho à aux appels de la jeune femme quelques temps plus tôt. “Je suis venu pour toi”. “Sois ma victime”. Hypnotisée par cette apparition inquiétante, elle se retrouve face à un grand homme noir avec un crochet planté au bout de son bras droit. Le Candyman a ressuscité grâce à Helen. Elle ignore encore que son existence est liée au souvenir que l’on a de lui, il ne meurt jamais tant qu’on l’évoque dans une discussion, tant qu’on l’accuse des pires crimes. La rumeur est sa raison d’être. En cherchant à démystifier cette légende, elle s’attaque à une entité qui va pénétrer son esprit de manière bien réelle, une rencontre qui la dépasse et qui va l’entraîner dans une spirale sanguinaire et droit dans la folie…
Helen se réveille inanimée, dans une marre de sang, dans l’appartement d’une jeune femme, voisine de l’appartement visité. Elle est soupçonnée d’avoir tué son chien et d’avoir agressé cette femme sans raison. C’est le début d’un long cauchemar pour l’étudiante. Elle devient une marionnette manipulée par cet être maléfique, ne se souvenant pas de ses faits et gestes, et se retrouve internée, inculpée d’homicide volontaire. Comme deux amants, lui mort, elle vivante, ils sont connectés par un lien invisible et incompréhensible.

Tragédie moderne

En réalité, lui a besoin d’elle pour ré-exister, et au fil des jours elle n’a d’autre choix que de se servir de lui pour sauver sa propre existence devenue un enfer. Helen est en quelque sorte possédée par le Candyman, son reflet négatif, et devient dépendante de son pouvoir au-delà de la mort qui grandit à chacune de ses apparitions. Une passion littéralement dévorante exprimée par un être qui n’est finalement rien d’autre qu’une âme damnée qui ne vit qu’à travers le souvenir que l’on a de lui. Il n’a qu’une obsession, légitime : retrouver la femme qu’il a aimée et un enfant qu’il aurait dû voir naître. Une figure sinistre et poignante poussée par un sentiment profond d’injustice, malheureusement guidé par la soif de vengeance et le désir de faire couler le sang. Le monstre créé par la haine de ses contemporains revient pour ne pas qu’on l’oublie, lui et ses semblables qui ont souffert du racisme, de l’inacceptable. C’est la tragédie de deux amants qui ont fait l’erreur de choisir de s’aimer.
Virginia Madsen crève l’écran de par son interprétation aussi lumineuse que ténébreuse, un jeu en clair obscur comme l’imposait son personnage et qui démontre tout le talent de l’actrice, peut-être là dans son meilleur rôle. De bout en bout, Bernard Rose maîtrise son sujet, alternant des tableaux gores à souhait et des plans subtils et élégants. Un regret peut-être, c’est qu’il n’ait amorcé que très succinctement l’idée des bonbons “piégés” dans le film, concept qui aurait éclairci le surnom du boogeyman. Ce mystère tout comme d’autres zones d’ombre dans l’histoire font le charme de cette œuvre unique dont on mesure la force de propos trente ans après sa sortie, tant elle résonne encore aujourd’hui dans le monde actuel avec une intensité indéniable. Candyman, comme ses prédécesseurs Freddy et autre Jason aura droit lui aussi à une suite très intéressante en 1995 puis une seconde en 2000 qui aura l’honneur du… Direct To Video. Et ce n’est pas étonnant que Jordan Peele s’intéressera au projet d’une nouvelle version de Candyman au début des années 2020. Le temps qui a passé permet souvent d’évaluer une œuvre à sa juste valeur, et lorsqu’une légende perdure, il devient parfois nécessaire de la transmettre aux nouvelles générations, comme une rumeur qui ne peut ou ne doit pas disparaître…