Texte : Alexandre Metzger - 2 octobre 2021

Saw I

Avec des scies…

Bien avant la mode récente des escape games ludiques en taille réelle pour tuer l’ennui pendant une heure entre amis ou en famille, Saw premier du nom proposait ce nouveau type de concept en 2005 dans un film sanglant dont l’ambiance glauque se revendiquait autant de l’horreur organique du thriller Seven que du huis clos claustrophobique. Avant cela, Cube avait fait office de modèle du genre avec son casse-tête labyrinthique mathématique malin et gore, mais Saw ressemblait pour le coup à un vrai jeu de piste ponctué par des étapes essentielles pour comprendre une situation et passer à la suivante. Si ce premier long-métrage en solo comporte des tics de jeunesse avec notamment des effets visuels pas toujours heureux, il porte déjà le style et toute la fougue d’un grand réalisateur en devenir, James Wan. D’origine chinoise, né en Malaisie, le jeune prodige qui a grandi en Australie va très vite imaginer vivre de la réalisation et de sa passion, l’horreur. Saw est sa première franchise à (très grand) succès qui donnera lieu à un nombre incalculable de rejetons. Mené de main de maître par un nouveau méchant diabolique, le bien nommé Jigsaw, celui-ci va prendre un malin plaisir à jouer avec les nerfs de la police, de ses victimes et de ceux du spectateur, qui ne restera pas indemne de cette mécanique loin d’être bien huilée…

Saw short

Après un premier film en 2000, Stygian, qu’il cosigne avec un autre réalisateur, Saw en 2003 est la première œuvre personnelle de James Wan, la première pièce de son futur puzzle : un court-métrage de neuf minutes écrit (et interprété) par Leigh Whannell, au style pubeux clipesque bourré d’effets visuels déjà vus pas très inspirés, mais possédant suffisamment d’images marquantes et de fougue pour y déceler un talent et un attrait évidents pour l’horreur sérieuse. Wan et Whannell posent là des jalons essentiels d’un univers original, la marionnette aux joues colorées incluse. Un jeune homme, interrogé par la police, raconte son expérience sordide où, affublé d’un piège-mâchoire autour de la tête qui menace d’exploser, il doit ouvrir le ventre d’un homme à terre pour y déloger une clé qui arrêtera le mécanisme. Ce petit film se transforme en une scène-clé dans le long-métrage éponyme, dont la structure en flashbacks est conservée, et qui se voit augmenté d’une enquête policière menée par un détective déterminé à faire cesser les agissements d’un psychopathe qu’il suit depuis plusieurs semaines. Saw “version longue” se voit donc étoffé de très bonnes idées, gardant tout de même au passage quelques défauts de forme. En revanche, il se dote d’un casting assez inattendu, qui apporte une crédibilité et une “fraîcheur” vraiment bienvenues.

Saw long

Saw étonne par des choix plutôt singuliers d’acteurs. Danny Glover d’abord, partenaire mémorable de Mel Gibson dans la saga L’Arme Fatale, coutumier des drames (La Couleur pourpre, Les Saisons du cœur, Bopha) et des films musclés (Silverado, Predator 2, Le Vol de l’Intruder), campe ici l’inspecteur David Tapp, lointain cousin de Roger Murtaugh. Cary Elwes est un habitué du fantastique (La Promise, Princess Bride, Dracula,…) et de la comédie (Hot Shot, Menteur, menteur, Sacré Robin des Bois) mais pas de l’horreur aussi radicale. Dans son rôle du Docteur Gordon, il se retrouve prisonnier dans une salle de bain crasseuse, face à Adam Stanheight, interprété par Leigh Whannell (acteur dans Matrix ainsi que dans une bonne partie de la filmographie de Wan, et futur réalisateur de Invisible Man en 2020). Tous deux sont attachés dans un coin opposé de la pièce par une grosse chaîne au pied. Au centre, le cadavre d’un homme gisant au sol, qui s’est donné la mort à l’aide d’un pistolet.

Pendant ce temps, l’inspecteur Tapp et son collègue avancent dans leur enquête avec ténacité. Cette histoire parallèle apporte clairement son originalité au film qui aurait pu n’être qu’une énième boucherie. Elle introduit notamment le personnage de Jigsaw nommé ainsi par la police, vêtu d’un costume théâtral qui lui confère un look mémorable, son visage restant caché dans l’ombre. Déjà là, Wan dévoile sa passion pour le spectacle vivant fait de déguisement, de décor, d’artifices et de mise en scène outrancière.

Tourné en moins de vingt jours et initialement prévu en direct-to-video, Saw bénéficia d’une sortie en salles, suite à des projections tests très convaincantes. Dans ce labyrinthe spatio-temporel, fait d’allers-retours entre la salle de bain, l’enquête en cours, le domicile des deux prisonniers, le film démontre un vrai savoir-faire qui occulte rapidement les quelques défauts qui pouvaient titiller la rétine un peu plus tôt. Tout comme son terrible personnage, Wan est quelqu’un qui aime jouer, et pour lui, le cinéma est l’art idéal du faux-semblant qui lui permet d’entraîner le spectateur dans sa spirale infernale. Celui-ci a, semble-t-il, adoré ce roller coaster : pour un budget ridicule d’1,2 million de dollars, le Saw raffle cent fois sa mise !

Jigsaw

Ce nouveau vilain du cinéma est clairement une création puissante. Manipulateur, voyeur, incarnation du mal et du mal-être global, selon ses dires), il est sur tous les fronts, jouant avec ses victimes par écran interposé ou avec les policiers lors d’une confrontation improvisée. Même s’il reste un personnage secondaire que l’on croise à peu de reprises, parfois sans le savoir, il marquera les esprits à coup sûr. La force de ses intentions et des situations qu’il met en scène est de ne jamais devenir lui-même un tueur, forçant les victimes, à travers ses scénarios élaborés, à tuer quelqu’un ou à se donner la mort eux-mêmes! Il s’investit d’une mission personnelle pour leur donner en quelque sorte une leçon : il choisira un suicidaire pour qu’il retrouve le goût à la vie, un mari volage pour qu’il comprenne l’importance de la famille… Mais à quel prix !!! Une psychologie peut-être sommaire, motivée par une raison bien personnelle, mais concrétisée par une démarche radicale.

Puzzle humain

A partir d’un court-métrage sommaire, Saw est devenu une histoire écrite de manière habile, parvenant à un équilibre quasi parfait entre les situations imbriquées, le rapport étroit entre les protagonistes, le suspense policier et la machination. Une accumulation de pièces, de personnages aux multiples facettes, tous coupables d’une faute plus ou moins blâmable. Les deux prisonniers ne se connaissant pas, se cachent des choses, ne peuvent se faire confiance, et pourtant doivent coopérer pour essayer de sauver leur peau. Plutôt difficile dès lors où l’un a eu pour objectif de tuer l’autre… La structure du film construit comme un puzzle ambitieux semble parfois maladroite car un peu trop scolaire par moment, mettant trop l’accent sur des détails comme par peur de perdre le spectateur. Mais peut-être s’agit-il là encore de l’esprit machiavélique de James Wan et Leigh Whannell, brouillant les pistes pour nous amener doucement vers leur furieux final : tout simplement un des twists les plus incroyables, les plus inimaginables que le cinéma ait pu nous offrir, dont on peut douter qu’un seul spectateur ait pu le prévoir. Un twist qui, à l’instar de certains thrillers, pourrait ôter l’envie de revoir le film. Ici, la magie opère et appelle à une deuxième vision sans hésiter.

Le jeu est loin d’être terminé…

James Wan ne se sent pas inspiré de concevoir une suite à son puzzle et surtout, comment surpasser cette fin vertigineuse, insurpassable? Il préfère laisser sa place à un autre qui se cassera forcément les dents et raconter d’autres histoires avec ou sans son compère Whannell. Dès l’année suivante, la saga Saw se gratifie d’un premier rejeton, et jusqu’en 2006, programmé comme une horloge en octobre, un nouveau millésime donnera rendez-vous aux amateurs de torture dans les salles obscures. Malgré une qualité assez discutable, ces suites remportent un succès toujours important pour donner envie aux producteurs de rempiler.
Il faudra patienter quatre ans pour voir une nouvelle œuvre de James Wan. A quelques semaines d’intervalle, il nous offre Dead Silence et Death Sentence coup sur coup. Ils ne rencontreront pas le public escompté, et après un petit crochet par la case court métrage avec Doggie Heaven (une comédie forcément grinçante et sanglante), Wan ira vers plus de sobriété dans sa mise en scène. Une maturité qui transpire dans Insidious, puis dans Conjuring, deux nouvelles sagas dont il acceptera cette fois de garder la casquette de réalisateur, même pour leur suite respective…