Texte : Alexandre Metzger - Illustration : Alexandre Metzger - 12 novembre 2020

Insidious I

Exorcisme en la demeure

Passionné par l’horreur depuis son plus jeune âge, James Wan incarne avec le réalisateur américain Eli Roth (Cabin Fever, Hostel…) ou le japonais Hideo Nakata (Ring, Dark Water…) le renouveau du genre au début des années 2000 en signant un énorme succès avec Saw premier du nom. Nourri aux classiques des années 70 et 80 qu’il semble avoir parfaitement digérés, il va se montrer tour à tour capable de créer une nouvelle figure iconique avec le personnage de Jigsaw, initier pas moins de deux autres franchises originales, Insidious et Conjuring et surtout parvenir à redonner le goût de la vraie peur à la jeune comme à l’ancienne génération d’amateurs de sensations fortes. Avec Insidious, il nous sert ni plus ni moins qu’une relecture de la maison hantée et livre une nouvelle forme de l’horreur pour la décennie à venir…

Wan the winner

Ayant frappé fort avec Saw en 2004 qui, pour la modique somme de 1,2 million de dollars, engrangeait plus de cent fois sa mise, James Wan poursuit avec Dead Silence et Death Sentence son expérimentation dans le fantastique et le thriller. Avec des budgets bien plus conséquents (entre 15 et 20 millions de dollars), ses films sont désormais vendus avec la mention « par le réalisateur de Saw ». Mais loin de renouer avec le même succès, le nom de James Wan ne suffit pas encore à garantir celui-ci. C’est peut-être pour cette raison qu’en 2010, il retourne vers un projet à petit budget. S’inscrivant dans la tradition et l’esthétique sobres des films d’épouvante des années 1970 (L’Exorciste, La Malédiction, Poltergeist et Amityville en tête), Insidious est produit par le wonderboy Jason Blum, dont Paranormal Activity, qu’on aime ou qu’on n’aime pas, est un modèle de succès encore plus exceptionnel que celui de Saw. A l’instar de Tobe Hooper et de Steven Spielberg 30 ans plus tôt, l’association Wan/Blum fait mouche avec ce Poltergeist-like : Insidious, avec sa famille américaine moyenne, cet enfant en proie aux esprits dans une maison somme toute normale devient un succès identique à Saw et signe la consécration de son créateur.

Film de familles

C’est aussi le film qui permet à James Wan d’agrandir sa famille de cinéma avec des noms qu’on retrouvera à maintes reprises dans sa filmographie. Et son compère Leigh Whannell, rencontré pendant ses études à Melbourne, en fait partie depuis longtemps déjà. Ce scénariste (et parfois acteur) fidèle depuis Saw passera lui aussi derrière la caméra pour le troisième volet d’Insidious, puis pour Upgrade et Invisible Man. L’acteur Patrick Wilson (son futur Ed Warren) et le compositeur Joseph Bishara (qui incarne également des démons dans quatre films de Wan!) signent eux aussi un «pacte» durable avec le réalisateur. Et dans Insidious, c’est d’une famille a priori tout à fait normale dont on va faire la connaissance. Josh et Renai Lambert, un couple de trentenaires très complice, et leurs trois enfants emménagent dans une grande maison à l’architecture affirmée, qui dégage une belle impression vue de l’extérieur. Mais très rapidement, un évènement tragique va être le déclencheur d’une série de phénomènes de plus en plus étranges…

Artifices à l’ancienne

Le plan introductif a le mérite de donner immédiatement le ton. Un plan séquence, partant d’une lampe à la lumière douce, montre un enfant dormant dans son lit. Puis la caméra quitte la chambre pour une autre pièce et atteint une fenêtre derrière laquelle se tient une silhouette qui nous est vite dévoilée : une vieille femme portant un voile de dentelle et tenant une bougie allumée dans ses mains. Au son de violons grinçants inquiétants, le titre Insidious apparaît en lettres capitales rouges et en relief, puis disparaît pour laisser place à un générique de toute beauté en noir et blanc très contrasté. Une succession d’images fixes révèle la maison, son extérieur puis son intérieur très commun (rideaux, cartons, escalier, lampe, chambre, jouets, vieille horloge… semblant sortis d’un catalogue Ikéa). Le quotidien banal d’une maison de banlieue ? Mais dans certaines de ces photographies, des éléments curieux apparaissent: une ombre, un objet qui se déplace, un reflet. Des objets et des situations vus et revus dans bon nombre de classiques et de films moins ambitieux. Est-ce avec ces artifices éculés que James Wan espère nous faire peur ? Et ce n’est pas la scène post générique qui peut nous rassurer, qui s’ouvre sur un très beau plan du visage de l’actrice Rose Byrne au réveil dans son pyjama « Will le Coyote ». Serait-ce là encore un indice pas très subtil des intentions du réalisateur de nous proposer une farce ? Rien n’est moins sûr…

Réveil difficile

En réalité, le film adopte très vite un ton sérieux, et la réalisation une sobriété qui nous rassure. L’ambiance sonore y est pour beaucoup. Le stress généré par les cris du bébé et l’agitation matinale ne sont tempérés qu’un court instant par le piano et la voix de la maman qui chante sans trop y croire « I’m gonna be somebody »… Les bruits de grincement et de craquement de la vieille bâtisse, puis les cris de douleur de Dalton, l’aîné des enfants, suite à une chute, reprennent rapidement le dessus. Fatigué par ses émotions, l’heure du coucher arrive pour le jeune garçon dans cette chambre qu’il dit ne pas aimer. Toute la maison s’endort tranquillement. Au petit jour, la vie de famille reprend : cris de bébé, agitation avant le départ pour l’école… Mais Dalton manque à la table du petit déjeuner. Dalton ne s’est pas réveillé. Dalton ne se réveillera pas ce matin ! Plongé dans un coma profond inexplicable, il va passer trois mois à l’hôpital sans rouvrir les yeux. Lorsqu’il retrouve sa chambre, nourri par une sonde et toujours inanimé, c’est sa mère qui a pris le relai des soins. Épuisée, en manque d’inspiration musicale, elle ne va pas connaître l’ennui dans les jours qui vont suivre…

Horrible maison

De jour comme de nuit, la maison commence à montrer des signes manifestes de hantise. La peur se distille peu à peu en chacun de ses occupants, jusque dans leurs rêves. Des rêves qui semblent passer de l’un à l’autre et même se confondre avec la réalité. Tout comme son enfant, Renai ressent les mauvaises ondes qui émanent de cette demeure qui, la nuit, revêt un aspect autrement plus inquiétant. Et lorsqu’une véritable intrusion a lieu, la seule option devient le déménagement…
Leur nouveau toit est d’un banal assez terrifiant : un pavillon de banlieue sans âme dans une rue parfaitement convenable. Mais à peine la famille a-t-elle investi les lieux qu’une première apparition survient. Une apparition plutôt joyeuse d’un enfant d’un autre temps, qui gambade à travers la maison, rigolant et jouant à cache-cache avec une Renai totalement terrifiée. Si l’impression de déjà vu pour certaines situations peut de temps en temps s’emparer de nous autres habitués du genre, il est indéniable que l’on pourra se réjouir de la maîtrise de Wan dans l’art du montage pour parvenir à nous surprendre de manière particulièrement efficace. Des jump scares tellement redoutables que lorsque les personnages secondaires presque ridicules entrent en scène (deux simili ghostbusters geeks comme sortis d’un mauvais sketch), la tension du film n’est nullement mise à mal malgré leur dégaine qui prête à sourire. La mère de Josh (la toujours élégante Barbara Hershey, victime de possession trente ans plus tôt dans L’Emprise de Sidney J. Furie) et son amie medium Elise (Lin Shaye) complètent la distribution et apportent au film l’équilibre parfait pour son deuxième acte.

Horreur théâtrale

Si le doute était permis durant la première moitié du film, —comédie horrifique ? simple ersatz ? —, James Wan, qui a insidieusement posé ses marques de manière presque scolaire en jouant avec nos références et souvenirs du cinéma américain et japonais, va nous retourner avec une aisance insolente. Il va réussir à nous perdre de plus en plus dans sa dimension labyrinthique bien à lui. Rien ne semble plus pouvoir paraître ridicule, ni la séance d’entrée en contact avec les esprits à la mise en scène plutôt grandiloquente, ni les déambulations de Josh dans l’autre monde baigné dans une brume théâtrale… Une maison de l’horreur où les lumières sont d’un rouge criard, les ambiances baroques, les décors gothiques et les personnages burlesques grimés ou masqués de manière outrancière. Un univers onirique par excellence empli de figures universelles telles que des pantins, des marionnettes, des clowns, créés de toutes pièces par un artisan de la peur, un créateur-inventeur diabolique. Et diabolique, James Wan l’est un petit peu ! Il connaît les peurs enfantines, nos peurs à tous qui nous font imaginer quelqu’un derrière une porte, qui nous font croire à une silhouette dans la pénombre, qui font passer un bruit anodin pour une présence… Les contes et les légendes, qui depuis des siècles jouaient un rôle initiatique à destination des adultes, se sont transformés au fil du temps en littérature enfantine, avant d’être parfois totalement édulcorés (merci Disney!). Le but non dissimulé de ces récits a toujours été de faire appel à l’imaginaire et de faire naître des sensations fortes, incluant la joie, l’aventure ou la peur, d’être un biais pour prêcher une morale ou une éducation à grand renfort de méchant loup ou d’ogre sanguinaire. Cette tradition de lecture orale est devenue par la suite du théâtre, d’abord ambulant, puis établi dans des salles obscures où des comédiens interprètent des histoires aux ficelles souvent grossières et aux artifices à peine dissimulés derrière les grands rideaux rouges. Cette tradition du grand guignol dans les années 1900, où les adultes venaient chercher des sensations fortes et macabres, peut être considérée comme un précurseur dans l’horreur et la peur avant que le cinéma n’existe et ne s’en empare. Avec Insidious, James Wan semble s’être souvenu de cet art vivant pas si lointain où tout ou presque était expérimenté.

Fin du spectacle ?

Lorsque le brouillard s’évapore, que les lumières se rallument, que les personnages redeviennent des comédiens ôtant leur masque, le rêve peut s’éloigner doucement et chacun peut retrouver ses esprits. Le spectacle était au rendez-vous, les promesses de sensations fortes ont été tenues. Certains spectateurs, plus malins que le Malin, n’auront manqué aucun détail car c’est bien là que le diable aime s’insinuer. Mais d’autres se seront laissé facilement séduire et emporter dans ce voyage vers le royaume sombre, l’horizon, ou peu importe comment on nomme cet endroit; cet ailleurs où les âmes se retrouvent, loin de leur enveloppe corporelle. Où l’on peut recroiser ses peurs enfantines pourtant enfouies depuis longtemps, des esprits perdus ou enchaînés à jamais, d’anciens occupants d’une maison pas pressés de la quitter… Vivant parmi les morts, voyageur éveillé dans son sommeil, réalité rêvée ou rêve réalisé, cauchemars pénétrant le réel, chaque entité cherche sa place, quitte à prendre celle d’une autre. Le réveil est difficile après un tel périple, mais le soulagement du retour à la réalité l’emporte souvent. Le souvenir des épreuves endurées, qu’elles soient réelles ou rêvées, laissent toujours des souvenirs, sinon des séquelles. Insidious en engendrera une première, pas moins de deux ans plus tard. La Famille Lambert n’en a pas fini avec l’horreur…