Texte : Kristian C.-B. - 9 mars 2024

Take Shelter

Apocalypse slow

Croyez-vous aux prémonitions ? Vous laissez-vous parfois influencer par vos pressentiments ? Avez-vous déjà regardé par la fenêtre la tempête qui approchait, senti le vent qui se levait, vu le ciel qui s’obscurcissait, entendu les volets qui s’agitaient bruyamment, en ne pouvant vous empêcher de penser aux derniers mots du jeune pompiste à Sarah Connor dans le premier Terminator (« Et qu’est-ce qu’il dit encore ? – Il dit, la grande tempête elle vient ! – Je sais ») avec ce léger pincement d’appréhension surnaturelle qui vous faisait frissonner ? N’avez-vous jamais espéré secrètement, dans ces moments-là, vivre un cataclysme dont vous saviez, fort heureusement, qu’il n’allait pas se produire ? Êtes-vous fasciné par le déchaînement des éléments, la furie de la nature, la puissance du vent et la majesté de l’orage ? Si vous répondez oui à l’une de ces questions, installez-vous devant Take Shelter de Jeff Nichols, et faites face à vos démons.

Sixième sens

C’est bien à cela qu’est confronté le personnage principal, Curtis LaForche, impeccablement interprété par Michael Shannon : ses démons. Ceux du passé, incarnés par sa mère victime de schizophrénie paranoïaque, et ceux du présent, qui lui dessinent un avenir particulièrement inquiétant.
Tout commence par des cauchemars, répétitifs, réalistes et prégnants. Des nuages lourds et pesants, une pluie jaune et huileuse, des comportements menaçants et agressifs. Et la peur qui naît et revient tout d’abord chaque nuit, avant de s’ancrer solidement dans ses journées. Curtis redoute de tomber malade comme sa mère, et de ne pas pouvoir protéger sa femme (Jessica Chastain) et sa fille muette, pour lesquelles il développe un comportement surprotecteur, déviant et en apparence insensé. Il est convaincu qu’une tempête hors du commun va s’abattre sur le monde. Du moins sur son monde. Il doit absolument protéger sa famille. Il va donc construire un abri dans son jardin. Aux dépens du budget prévu pour les vacances à la mer, et malgré la perte de son emploi. Contre vents et marées, en somme.

Le Horla

Naviguant entre thriller psychologique et fantastique, à la manière d’un Maupassant, Jeff Nichols plonge alors le spectateur dans la lente descente, plusieurs pieds sous terre, de son protagoniste. Persécuté par ses sentiments contradictoires, sa culpabilité, et une intuition plus forte que tout, Curtis s’isole malgré lui, perd lentement ses repères, ne réalise pas totalement qu’il dérive dangereusement, qu’il inquiète son entourage et s’en détache, sans réellement broncher. Il tente pourtant de se soigner, il écoute avec attention Samantha, sa femme, qui se fait la voix de la raison, mais l’instinct de survie est le plus fort. La tempête est aussi intérieure.
Quand certains réalisateurs préfèrent généralement distinguer les scènes oniriques ou les délires de leurs personnages en usant d’un procédé graphique sur l’image (texture, netteté, couleur…), Jeff Nichols fait le choix de ne marquer aucune différence. Il met ainsi le spectateur dans la peau de Curtis, dont il partage les visions et les angoisses. On pourrait presque se demander à chaque nouvelle scène si elle relate la réalité ou les hallucinations du personnage principal, accentuant ainsi le malaise développé par la narration.

Le chêne et le roseau

Bien que reposant principalement sur Michael Shannon et sa fragilité supposée, le film est construit sur une base extrêmement solide, incarnée par la frêle Jessica Chastain, véritable roseau soutenant le chêne. Son amour profond pour son mari constitue peut-être le premier abri de Curtis, son principal refuge, sans qu’il ne s’en rende vraiment compte. Elle sera son pilier et son guide vers la lumière. Elle le sortira de ses propres ténèbres, à la fois avec une extrême douceur et une force inébranlable. Elle le protège, pour qu’il puisse la protéger en retour. En effet, il a une lourde charge à porter : le poids du monde sur ses épaules. Rien de moins que cela. Une scène en particulier insiste fortement, longuement, sur cette image ; nos propres épaules ont alors tendance à s’affaisser, tant la situation est pesante. Il est convaincu que cette tempête à venir n’existe pas que dans sa tête. Il sent profondément que le monde est en danger, mais il ne peut le sauver. Il doit s’occuper de son foyer, c’est tout ce qui lui importe. Il ne bronche pas quand son frère vient lui remonter les bretelles, ni lorsqu’il trahit son meilleur ami, dans le seul but, là encore, de le protéger ; mais il ne le lui dira pas, tout comme il supportera les coups durs qui vont suivre.

En pleine tempête

Et effectivement, en pleine nuit, une tempête finit par se déchaîner, déclenchant les sirènes d’alarme de la ville. Il avait donc raison, son abri était nécessaire, il y conduit femme et enfant et attend que la situation revienne à la normale. C’est là que Samantha le mène vers la lumière, sur la voie de la guérison, et qu’enfin ils peuvent espérer un avenir radieux, tout comme ce ciel qu’ils découvrent en sortant enfin de l’abri, hors de danger, loin des convictions destructrices de Curtis. La métaphore peut sembler facile et peu originale, mais elle fonctionne parfaitement ici. Le monde est apaisé, les LaForche aussi, le cauchemar est terminé. On peut passer à la suite, envisager un traitement, et laisser derrière soi la paranoïa menaçante qui aura vaincu la mère, mais pas le fils.

Pourtant le réalisateur nous amène subtilement vers le dénouement que nous n’osions attendre, auquel nous ne voulions pas croire, et nous laisse finalement avec de nouveaux démons. Il sème le doute après avoir fait miroiter de nouvelles certitudes. Peut-être insinue-t-il également que toute la famille accepte la folie et décide, contre toute attente, de suivre le même chemin pour faire face ensemble à l’ouragan qui se profile ? En somme, c’est un final parfaitement réussi, à l’image du film tout entier. Take Shelter a ouvert ses portes pour nous accueillir, mais il va nous falloir la force de notre Jessica Chastain intérieure pour réussir à en sortir. Il fait partie de ces films qui nous restent collés à la peau plusieurs jours après son visionnage, et pour cela, quoi qu’il doive vous en coûter, sortez de votre abri et osez affronter la tempête.