Texte : Alexandre Metzger - 1 septembre 2022

Nope

L’art du cliché

Jordan Peele est un personnage assez surprenant et difficilement classable. Avant de devenir le réalisateur que l’on connaît, il officie à la télévision au début des années 2000 comme scénariste et comédien dans des sketchs à l’humour déjanté sur MadTV (inspirée du magazine Mad) puis via son propre show Key & Peele sur Comedy Central. Avec son partenaire Keegan-Michael Key, ils incarnent toutes sortes de personnages dans des parodies de films, de soap opera, de journaux télévisés… tout y passe pour proposer au public des situations souvent hilarantes où les blancs comme les noirs en prennent pour leur grade. On y décèle une maîtrise des dialogues, des pastiches en tout genre, des références à la culture pop où les idées foisonnantes sont magistralement mises en scène. Lorsqu’en 2017, Jordan Peele signe son premier long-métrage Get Out, son nom est loin d’être connu hors des Etats-Unis. S’il comporte quelques touches d’humour caustique, cette première œuvre est à mille lieues de ses créations télévisuelles. Get Out est une histoire terrifiante frôlant avec l’horreur, qui permet au jeune réalisateur de développer une idée cauchemardesque en lui insufflant des thématiques qui lui sont chères — le racisme, les faux-semblants, les clichés, la paranoïa — tout en offrant un spectacle divertissant, social, intelligent et universel, cette fois de manière sérieuse. Le film est un énorme succès et impressionne par sa réalisation élégante et fluide, un style affirmé dont les idées et les scènes marquantes sont semées avec une aisance folle. Deux ans plus tard suivra Us, belle proposition dans laquelle Jordan Peele confirme sa volonté de jouer avec les genres (fantastique, horreur, survival, humour…) et ce nouvel essai permet de cerner un peu plus ses intentions cinématographiques et également ses multiples références. Ses histoires sont finalement des sortes de cauchemars pas très éloignés de ceux entrevus dans des séries comme La Quatrième Dimension ou Au-delà du Réel, où les personnages sont confrontés à des évènements qui dépassent l’entendement. Entre chaque film, il repasse par la case télévision en tant que showrunner ou scénariste (The last O.G., narrateur et producteur également sur The Twilight Zone), coproduit et co-scénarise Candyman version 2021. Peele nous livre cet été 2022 son troisième long-métrage, Nope, un titre court, efficace comme à chaque fois. Depuis plusieurs mois, la campagne promo distillait un mystère et suscitait une attente à travers quelques visuels et des bandes-annonces énigmatiques. Le résultat se devait d’être à la hauteur. Il dépasse les attentes: Jordan Peele se rapproche encore un peu plus du pur divertissement flamboyant dont Spielberg et quelques élus ont le secret et nous propose en quelque sorte sa Rencontre du troisième type à lui…

Peele éclectique

Si en France, le nom de Jordan Peele est dans la liste des cinéastes à suivre pour tout cinéphile qui se respecte, c’est grâce à ses films très marqués par le genre fantastique voire horrifique. Peu d’entre eux pourtant connaissent sa carrière d’humoriste. Son visage dégage une sympathie immédiate et parvient à provoquer à lui seul des effets comiques très efficaces. Si on lui a rapidement collé l’étiquette de réalisateur engagé, tant les questions raciales occupent toujours une place plus ou moins importante dans ses créations, il serait réducteur de le confondre avec un militant forcené, tant sa carrière depuis l’aube des années 2000 montre un éclectisme et des propos aux nombreuses nuances. Né d’une mère blanche et d’un père noir à la toute fin des années 1970, il grandit dans les glorieuses 1980’s avec un certain malaise dû à sa double origine. Après le lycée, il prend des cours de comédie et intègre une école d’art, mais écourte ses études afin de se lancer dès que possible dans la vie active. Il débute sur scène comme stand-upper, se retrouve rapidement à la télévision sur MTV puis sur MadTV où il se fait remarquer pour ses imitations, puis Comedy Central. Il officie comme acteur dans divers films et séries pour, au fil des ans, atteindre une notoriété indéniable aux USA.

Cinéaste sous Influences

Si l’on se focalise sur ses trois long-métrages en tant que réalisateur, ses influences et son univers se précisent au fur et à mesure de leur sortie. Si chacune de ces trois histoires peut se résumer en quelques lignes et pourrait amplement tenir dans un épisode de série, c’est sans compter sur la qualité d’écriture de Jordan Peele qui rend ses récits denses, ses personnages riches et offre du début à la fin des éléments narratifs jamais poussifs. On imagine le jeune Jordan dévorer les épisodes de séries vieilles de trente ans lors de leur rediffusion à la fin des années 1980. Les films de Spielberg, de Carpenter, le cinéma de science-fiction des années 1950, les œuvres signées Ira Levin, semblent l’avoir inspiré également. Get Out montrait un jeune photographe noir invité par sa compagne dans sa famille, un environnement bourgeois blanc d’apparence très convivial, et voyait cette occasion quelque peu réjouissante se transformer en une expérience totalement hallucinante. Dans Us, les gens se faisaient peu à peu remplacer par leur double. Un sujet tout droit sorti des années 1950 qui rappelle L’Invasion des Profanateurs de Sépultures ou The Thing, introduit par un schéma proche de Big de Penny Marshall (la fête foraine). La question de l’identité, le changement de personnalité, la part d’ombre, sont au cœur de ces deux premiers films. Son nouveau film, Nope, délaisse quelque peu ces thématiques au profit d’autres, ou en tout cas les aborde d’une manière moins frontale.

Clichés tombés du ciel

L’art de jouer avec les clichés et les attentes du spectateur sont également typiques de la mise en scène et du style de Jordan Peele. Casser les codes, surprendre, divertir, faire peur ou sourire, créer le stress et happer le spectateur… c’est le cinéma en tant que spectacle total qui l’intéresse. Dans Nope, il nous offre plusieurs voyages. Un saut dans le temps d’abord, vers les origines du septième art, vers les pionniers de l’expérimentation technique et créative de cet outil magique, la caméra et sa pellicule. C’est l’occasion pour le réalisateur de nous apprendre que le premier cascadeur filmé était noir de peau. Allusion à un plan de deux secondes datant des années 1880 montrant un cheval en mouvement par la succession de plusieurs photos. Jordan Peele donne un nom au cavalier (une invention probablement) et saisit cette occasion pour lui donner l’importance qu’il mérite. Par ailleurs, il insuffle une dimension supplémentaire à Nope et titille au passage les amateurs du cinéma: la question de filmer l’incroyable, de montrer quelque chose d’inédit. Cela pourrait paraître comme de la prétention, mais c’est en réalité son ambition, son moteur. Le spectateur qu’il a été autrefois est devenu créateur de divertissement à son tour. Réaliser le cliché inédit, saisir l’insaisissable en images, c’est l’objectif des protagonistes du film, OJ Haywood (Daniel Kaluuya) et sa sœur Emerald (Keke Palmer), après avoir assisté à des phénomènes plus qu’étranges. Leur père en est mort quelques temps plus tôt, perforé par des objets tombés du ciel. Des cris étranges semblent survenir des nuages. Pour y parvenir, ils font installer des caméras modernes afin d’obtenir la preuve de leur découverte. L’art de filmer devient le cœur du récit. L’objet volant provoquant la panne des appareils électriques, les apprentis réalisateurs s’attachent les services d’un vieux caméraman (Michael Wincott) qui possède un ancien appareil à manivelle. Une déclaration d’amour aux origines du cinéma, confirmée par le choix de tourner Nope en pellicule et non en numérique, et en format Imax pour augmenter un peu plus la dimension du spectacle.

L’art conceptuel

Il serait mal placé de dévoiler ici le mystère qui entoure l’histoire de Nope mais quelques éléments sont dévoilés un peu plus bas. Il vaut mieux le voir pour l’apprécier et en lire sur le sujet par après. Si cette menace venue de l’espace imaginée par Jordan Peele se révèle effectivement être un concept plutôt inédit, la manière dont il mène ses personnages vers leur incroyable destin donne tout son charme à Nope. Spielberg faisait patienter le spectateur pendant plus de deux heures grâce au comportement et aux réactions enthousiastes de Richard Dreyfuss face aux phénomènes de Rencontre du Troisième Type. Dans Nope, OJ ressent les évènements de manière très terrienne, comme le paysan qu’il est, acceptant rapidement la mort soudaine de son père ou l’immobilité d’un nuage dans le ciel, sans les remettre en cause ni s’en plaindre. Il dégage une sorte de flegmatisme presque risible au départ, mais en réalité, il croit ce qu’il voit, et nous aide à y croire. Ce caractère lui permettra d’être lucide et ingénieux le moment venu, sans avoir l’étoffe d’un héros. Jordan Peele confie pour la seconde fois à l’acteur Daniel Kaluuya le premier rôle et le transforme cette fois en cow-boy des temps modernes. Il fait reposer sur lui toute la crédibilité de cette histoire merveilleuse et l’entoure de personnages pas plus héroïques que lui mais très attachants. Il devient également maître dans sa manière de placer discrètement des éléments – objet, décor, image – semblant sans importance, en les exploitant subtilement au gré du récit pour faire écho. Nope recèle également des messages et des sous-textes encore plus malins si l’on pousse la réflexion, notamment à travers sa créature, ses formes, sa manière d’absorber, de digérer et de se débarrasser de ce qui l’insupporte. Une allusion au système hollywoodien s’auto régulant en fonction du succès ou de l’échec de ses acteurs, réalisateurs et autres techniciens, les oubliant ou les remplaçant aussi rapidement qu’il les a encensés? Cela démontre avec quelle lucidité Jordan Peele est conscient de son statut éphémère, lié non seulement au box-office, mais aussi à sa capacité à rester dans la course. Avec ce troisième succès, les producteurs doivent toujours se frotter les mains d’avoir misé sur le bon cheval…

Hopefull

Donc sous leurs airs de films concepts malins, les œuvres de Jordan Peele proposent bien plus qu’un scénario de court-métrage et offrent une interprétation et de potentielles théories propres à chacun. Cet art du détail fait parfois la grandeur de quelques longs-métrages. Revoir Nope permettra sûrement d’y déceler certains qui nous auraient échappé. En son temps, le jeune M. Night Shyamalan, autre jeune prodige héritier de Spielberg, incarnait en deux films (Sixième Sens et Incassable) le renouveau du cinéma populaire intelligent dont les twists surprenaient tout le monde. Il s’était vite égaré dans ses propres limites au point d’entrer dans une sorte de triste répétition, et ses soi-disants concepts incroyables finissaient par ressembler à de mauvais épisodes de série venue d’un autre temps. Gageons que Jordan Peele saura éviter cet écueil et amener son cinéma quelque part entre Steven Spielberg, John Carpenter et Christopher Nolan. S’il confirme souvent vouloir poursuivre dans cette lignée de films mêlant thriller et comédie grinçante, Peele évoque aussi de rebooter Police Academy avec son comparse Key. Du comique purement eighties en version long-métrage par le pape du thriller, on demande à voir. S’il parvient à insuffler à ce futur projet toute la saveur de son humour télévisuel, son sens de la réplique, son style d’écriture référentiel mais toujours personnel, alors ce personnage multifacette est loin d’avoir fini de nous surprendre…