Texte : Alexandre Metzger - 20 septembre 2022

Looker

Beauté diabolique

Michael Crichton (1942-2008), l’auteur à succès qu’on ne présente plus (Jurassic Park, Soleil Levant, Sphère, La Variété Andromède, Le 13e Guerrier…), a mené une carrière de réalisateur plutôt prolifique en parallèle de romancier. Deux parcours qui se rejoignent souvent par leur volonté de dépeindre le monde à travers un prisme commun, celui d’imaginer jusqu’où l’Homme serait capable d’aller et quelles pourraient en être les conséquences.
Un téléfilm (Pursuit), Mondwest, Morts Suspectes et La Grande Attaque du Train d’or précèdent le long-métrage qui nous intéresse ici. Sorti en 1981 aux Etats-Unis, Looker n’atteindra les écrans français qu’en 1984 pour d’obscures raisons. Clairement estampillé années 80, avec son lot de séquences inévitables (course poursuite, fusillades, le méchant moustachu…) et une musique synthétique accrocheuse bien ancrée, le film conserve pourtant une force indéniable, le distinguant de bon nombre de productions de l’époque, par son scénario visionnaire, la qualité de certains de ses effets visuels et quelques scènes anthologiques. Par son propos avant-gardiste, Michael Crichton imagine un futur où des femmes à la beauté parfaite sont numérisées en 3D afin d’être utilisées dans des publicités à volonté, intégrées dans des décors par ordinateur. Grâce à une technologie révolutionnaire, le téléspectateur voit son attention captée de manière hypnotique et subliminale, provoquant chez lui le besoin irrépressible d’achat. Vous avez comme une impression de déjà vu? C’est normal, Looker, c’est les années 2000 avant l’heure…

Un certain regard

A la fin des années 1970, Crichton travaille sur son roman d’aventures Congo ainsi que sur son adaptation au cinéma. Mais le film, qui nécessite de vrais gorilles, ne pourra pas se faire (Frank Marshall le réalisera en 1995). Le livre sort en 1980 et, pour surmonter cette semi-déception, l’écrivain se lance dans un nouveau projet de scénario à l’opposé de ce récit d’aventure: un film de science-fiction, mélange de thriller et d’anticipation. Comme il l’a déjà prouvé, Crichton aime insuffler dans ses œuvres écrites ou filmiques des thématiques sérieuses sous forme de mises en garde (la propagation d’un virus dans La Variété Andromède, le danger de la robotisation dans Mondwest, et plus tard la génétique dans Jurassic Park). Pour Looker, il s’intéresse à un phénomène qui ne cesse de prendre de l’ampleur depuis quelques années: les magazines et les spots TV regorgent de femmes somptueuses à la beauté presque plastique. On vise la perfection pour donner l’illusion aux consommatrices de pouvoir atteindre un idéal en leur montrant des images qui sont loin de représenter la réalité. Crichton y voit une vraie préoccupation de son époque et se sert de la science-fiction pour parler à ses contemporains. Et comme souvent, il ne situe pas l’action dans le futur mais l’ancre bel et bien dans le réel. La publicité sur papier glacé ou sur le petit écran a déjà pour ambition de vendre des produits par tous les moyens, et ces moyens sont encore loin d’avoir tous été inventés… Et si le produit à vendre est un Président des Etats-Unis, quelle différence cela fait-il?… Ce qui pourrait presque être considéré comme un gag en 1981 se concrétisera moins de trente ans plus tard… Cette résonance avec nos temps modernes rend Looker encore plus pertinent aujourd’hui qu’au moment de sa sortie.

Maudit écran

En exagérant à peine ce postulat, Crichton prédit ni plus ni moins la réalité des années 2000. La reine-mère télévision, seul écran (cathodique) de la majorité des foyers du début des années 1980, aura muté d’ici là en une multitude d’appareils : ordinateur personnel (PC), TV plasma, écran plat, consoles de jeux, ipod, tablettes et enfin smartphones. Les écrans noirs envahissent en 2-3 décennies toute la planète, transformant ses habitants en des spectateurs quasi permanents, et aussi en des créateurs de contenus, s’auto-alimentant jusqu’à la nausée, devenant à la fois consommateurs et vendeurs…
L’influence de plateformes puissantes telles que Facebook, Google, Instagram, Tik Tok vont, toujours par le biais de publicités ou de contenus sponsorisés (officiellement ou non) faire écho à ce que nous dévoile Looker. Exagération, paranoïa, complotisme ? Trump a-t-il été élu grâce à Twitter? Les photos et vidéos sur internet sont-elles réelles ou trafiquées? La neutralité des médias semble être de l’histoire ancienne, les candidats électoraux acceptant volontiers de se laisser interviewés par des “influenceurs”, un terme totalement adopté de nos jours. La manipulation par l’image n’a jamais été aussi puissante et imperceptible. Nous vivons dans un monde à la croisée de 1984, Looker, Matrix et Black Mirror et nous semblons aimer ça. Ce n’est pas faute d’avoir été prévenus.

Copie conforme

Lorsque Looker sort sur les écrans, la numérisation de l’être humain peut paraître assez loufoque. Les notions de virtuel ou d’images créées par ordinateur sont encore floues. Aujourd’hui la quasi-totalité des gens possèdent de multiples avatars, extensions numériques d’eux-mêmes dans les réseaux sociaux, les jeux en ligne, connectés à des bases de données mondiales dépendantes de l’informatique et de serveurs internet à la sécurité douteuse. Crichton, en écrivain documenté et conscient des avancées et des potentialités technologiques, maîtrise son discours qu’il serait facile de juger naïf depuis notre ère. Car qui aujourd’hui serait capable d’imaginer notre monde dans trente ans, voire même dans seulement dix ans? Ressemblera-t-il à La Route, à Mad Max, à Interstellar, à Terminator ou à Soleil Vert? De nombreux scénarios sont possibles, et ceux-ci sont rarement joyeux… Visuellement, Looker offre des séquences élégantes illustrant la technologie de scanner de corps humains imaginée pour le film grâce à des jeux de lumières et de projection très soignés. Ce qu’on appelle motion capture, si commune au cinéma aujourd’hui, était loin d’avoir été inventée. Des publicités sont créées pour le besoin du film et deviennent la toile de fond de la dernière et excellente séquence de Looker, qui mêle virtuel et réel lors d’une démonstration par la société Digital Matrix de sa technologie. Son dirigeant (James Coburn) et le chirurgien (Albert Finney) jouent au chat et à la souris dans les décors des spots pubs en apparaissent au milieu des personnages virtuels, provoquant un mélange de suspense et d’humour du plus bel effet.

Beyond the Look

Les années 1980, décennie de l’extrême, vont voir ces quêtes de perfection décuplées par le culte du corps, de la beauté et de la toute puissance, générant des héros bigger than life, la démultiplication des chaînes câblées, et confirmer les prédictions de Crichton. L’accélération des technologies informatiques vont permettre d’atteindre peu à peu un photo réalisme d’abord dans le jeu vidéo, puis au cinéma et à la télévision, et enfin dans notre salon, où tout un chacun ou presque est capable de trafiquer une image fixe ou en mouvement sur un ordinateur. La télévision, cet ancêtre de nos appareils connectés, dont les dérives sont depuis longtemps dénoncées par certains films (Vidéodrome, Running Man, La Mort en direct, The Truman Show…), n’est plus la même que celle pointée du doigt de Looker. Mais les graines qu’elle a semées se sont propagées et ont donné naissance à de jolis monstres (Netflix, Amazon, Facebook, Tik Tok…) qui, aidés par un virus en 2020, nous ont rendus addictifs et casaniers (prisonniers?), nous condamnant à porter sur soi en permanence un concentré de divertissements, de messages d’alerte, de conseils de beauté, de publicité, de contenus textuels, photos et vidéos… faisant au passage du tort au cinéma. Aujourd’hui, le paradoxe est de voir ces mêmes diffuseurs de programmes dénoncer les dangers de ces écrans omniprésents à travers des séries comme Black Mirror, Mr Robot, Real Humans…). Hasard ou coïncidence, en tapant “looker google” dans google, on apprend que “Looker est une plateforme de Business Intelligence appartenant au Google Cloud qui permet une analyse avancée de toutes les données d’une entreprise afin d’aider les décideurs à prendre des décisions stratégiques cohérentes.” Consacré Meilleur Film de Science-fiction au Festival international du film fantastique de Bruxelles 1985, Looker a été honteusement oublié, à peine sorti en dvd. Un bluray de haute qualité existe pourtant, réalisé par un artisan passionné, accessible à ceux qui lisent cette page jusqu’au bout. Looker n’a peut-être pas l’étoffe d’un chef-d’œuvre, mais il contient un ingrédient finalement assez rare dans beaucoup d’œuvres: une conscience.