Texte : Alexandre Metzger - 20 mars 2021

La Traque

Parties de chasse

Découvrir un film comme La Traque de Serge Leroy près de cinquante ans après sa sortie permet de se rappeler que le genre a finalement toujours eu sa place dans le paysage cinématographique français et a même laissé, de manière confidentielle et parfois oubliée, des œuvres assez radicales dans leur propos. Les années 1970 laissent quelques pépites grâce à des réalisations de Jean-Pierre Melville, Robert Enrico, Claude Chabrol, Georges Lautner, Costa-Gavras… A l’instar des américains qui ont osé montrer le revers peu reluisant de leur puissante nation à travers des productions indépendantes souvent extrêmes (La dernière maison sur la gauche, La colline a des yeux, Massacre à la Tronçonneuse…), les français ont su eux aussi gratter le vernis de la fierté nationale et du politiquement correct en livrant des films qui révèlent la face sombre de notre cher pays (Le Vieux Fusil, Dupont Lajoie…). Les vieilles traditions ont ainsi été écornées pour dénoncer le racisme, le populisme, la misogynie qui en émanent de manière honteuse. La Traque, en situant son cadre dans une partie de chasse entre amis, parvient en 1h30 de temps à gratter le vernis de la bourgeoisie de province à travers cet art français particulièrement riche en symboliques.

Un dimanche en Normandie
Le film s’ouvre sur un plan de rails qui défilent à l’infini, le vacarme du train se laissant peu à peu recouvrir par un air de piano et d’orgue mélancolique et envoûtant. En ce dimanche d’automne, un seul voyageur descend sur le quai d’une petite gare de Normandie. Il s’agit d’Helen Wells (Mimsy Farmer), une élégante trentenaire anglaise venue visiter une demeure dans la région. Elle est très vite confrontée à plusieurs aspects de la population locale: la sympathie et la générosité d’une part, la bêtise et l’arrogance d’autre part. Elle croise sur son chemin Philippe Mansart (Jean-Luc Bideau), les frères Danville (Jean-Pierre Marielle & Philippe Léotard) qui vont partir chasser le cochon et qui l’invitent même à y participer, ce qu’elle refuse poliment. Ils sont ainsi plusieurs amis à se retrouver : des notables, un fervent catholique, les frères ferrailleurs, un ancien militaire, un futur homme politique,… une brochette de personnalités plutôt hétéroclites qui, avant de s’enfoncer dans la forêt, entament leur journée par un bon gueuleton bien arrosé. Les considérations bourgeoises côtoient les réflexions grivoises, les messes basses et les discussions d’intérêt dans un brouhaha où c’est la bonne humeur qui prédomine. Les jours de chasse sont avant tout des jours de réjouissance…

Que la chasse commence…
La traque est l’art de pratiquer une battue afin de pousser le gibier vers les lignes de tir. Aidés de chiens, les rabatteurs vont terroriser le sanglier afin de l’entraîner dans un piège implacable. Cette séance de chasse est l’occasion pour Serge Leroy de révéler ses personnages un peu plus. Tenir un fusil n’est pas chose aisée pour tout le monde, et chacun use de son arme à sa manière: virile, puérile ou maladroite.
Alors que la bête a été tuée et que les hommes sont séparés en plusieurs groupes, les frères Mansart et un de leur compagnon recroisent par hasard la jeune anglaise dans une vieille chapelle en ruine. Les présentations ayant été faites un peu plus tôt, le ton devient vite familier. A grands coups de virilité mal placée, de séduction douteuse pimentée d’humour, et l’alcool aidant, la situation bascule en une animosité des plus honteuses. La jeune femme se fait violenter par les deux loups, sous le regard ahuri du troisième homme, agneau incapable de les en empêcher, non par lâcheté mais par peur de ces prédateurs en puissance. Un second évènement inattendu va entraîner le drame dans une autre dimension…

Survival
La victime saisit l’occasion de blesser par balle un de ses agresseurs. Prenant la fuite, elle va devenir pour les heures à venir un nouveau gibier pour notre groupe de chasseurs. Une proie qui semble facile mais qui va leur donner du fil à retordre et surtout dévoiler pour la plupart leur vraie personnalité, voire leur face cachée terriblement sombre. La parole se libère naturellement et est révélatrice des véritables liens qui unissent chacun d’entre eux. Non-dits, tromperies, arrangements, passé chargé, ces “copains” ont des choses enfouies en eux depuis trop longtemps pour pouvoir continuer à cacher leur vraie nature. Grâce à des dialogues réalistes de grande qualité, une mise en scène sobre, élégamment cadrée et sa distribution d’acteurs emblématiques de l’époque qui osent incarner des personnages plus odieux les uns que les autres, La Traque atteint des cimes en tant que fable naturaliste. Mimsy Farmer, dans son personnage tout en gentillesse, fragilité, force et impuissance, mélange de chaperon rouge et de petit poucet poursuivi par des ogres terrifiants, est accablante de vérité. L’actrice américaine, vue à la fois chez Argento (Quatre Mouches de velours gris), Francesco Barilli (Le Parfum de la Dame en noir), Lucio Fulci (Le Chat Noir), est une habituée du film de genre, et La Traque doit beaucoup à la puisance de son jeu tout en retenue.

Woman vs wild
La solidarité du groupe rappelle des heures sombres de la France occupée et de la manigance politicienne si courante en ce temps-là. Acculés par leurs actes, les traqueurs n’ont pas plus d’alternative que leur proie dans cette destinée tragique. Survivre à tout prix, avec la lâcheté comme meilleure arme. Dans cette course à travers forêts et marais, les décors naturels sont exploités avec brio pour accentuer toute la dramaturgie des situations. Le film clôt sur une belle image de coucher de soleil, dorant de sa lueur une étendue d’eau à contre-jour. La mélodie inaugurale est reprise ici et prend comme un goût amer. Pourtant identique, elle ressemble soudain à un requiem. Depuis l’arrivée en gare, elle annonçait la tragédie qui allait s’ensuivre. “Nous ne sommes pas des gens facilement soupçonnables”. Cette phrase exprimée tout à la fin par un des protagonistes pourrait servir d’épitaphe diabolique à chacun de ces bourreaux. En 1975, au temps de la 504 Peugeot et de la DS Citroën, les cicatrices de la Seconde Guerre mondiale sont encore bien visibles, les vieilles mentalités également.

Epitaphe
Serge Leroy, grand amateur de série B américaine, disparu prématurément à 56 ans, laisse derrière lui une œuvre très imprégnée par le polar et le thriller politique, mais signe aussi la réalisation d’épisodes de séries TV assez représentatives de la France des années 1980 (Pause Café, Maigret). Une carrière hétéroclite où les femmes sont souvent à l’honneur et qui, des années plus tard, garde une efficacité indéniable. Jamais sorti en VHS ni en DVD, La Traque, son œuvre la plus aboutie, un joyau presque oublié, a heureusement pu bénéficier d’une restauration digne de ce nom par l’éditeur Le Chat qui fume. Un film à voir avant de mourir, pour rendre hommage au genre français dont certaines pépites méritent leur place aux côtés de Délivrance, Les Chiens de paille ou Rambo