Texte : Alexandre Metzger - 8 janvier 2022

The Nightingale

Mémoires de nos pairs

Jennifer Kent, actrice et réalisatrice australienne qui avait marqué les esprits en 2014 avec son premier film Mister Babadook sans forcément en révolutionner le genre, était attendue au tournant pour son deuxième essai. Plutôt que de surfer sur son succès en acceptant la première proposition hollywoodienne venue, elle fait le choix de tourner son nouveau projet en Tasmanie, région insulaire hostile au sud de l’Australie. Et voilà qu’en 2018 est présenté à la Mostra de Venise The Nightingale, provoquant un léger parfum de scandale. Un scandale aussi insignifiant qu’un commentaire sur youtube, dû à une analyse très limitée du spectacle filmique qui vient d’être offert. Malgré deux prix remportés lors de cette édition, le film n’aura pas les honneurs des salles obscures. Ce n’est qu’en mars 2021, sur une plateforme puis sur les supports vidéo qu’il nous est livré. Il rencontre pour ainsi dire le même destin que n’importe quelle série Z ou qu’un Nicolas Cage des mauvais jours. The Nightingale est pourtant une œuvre importante, sans concession, rude et violente comme la période terrible qui y est dépeinte, la Tasmanie des années 1820. La cantonner au rape and revenge serait réducteur, tant le film étend son spectre thématique et historique sur des strates bien plus complexes et contemporaines. The Nightingale est une fable à l’ancienne qui, à travers ses deux personnages d’oiseaux vagabonds meurtris chacun à sa manière, dénonce les dérives et les égarements de l’être humain de manière radicale sans jamais tomber dans la moralisation ou dans l’outrance.

Recadrages

Comme pour éviter la carte postale, le film est cadré dans un format rare au cinéma, le rapport 1.37:1. Standard des années 1930 aux années 1950, il apporte une singularité voire une étrangeté aux œuvres qui l’adoptent à l’occasion aujourd’hui, lui ou ses cousins 1.33:1 ou 1.20:1 (The Lighthouse, A Ghost Story…). Son étroitesse marque une volonté de cerner au mieux les expressions de ses personnages au travers de plans très rapprochés. Un sentiment d’étouffement plonge le spectateur au cœur de l’histoire et évite tout égarement, toute contemplation inutile. Point de scènes filmées au drone, point de plans de paysages magnifiés, Jennifer Kent n’est pas là pour nous faire visiter la Tasmanie mais bien plus pour livrer une photographie aussi réaliste et historique que possible de son continent. En effet, la civilisation actuelle est la résultante de décennies de massacres et de colonialisme barbare perpétrés à la fin du XVIIIème siècle. L’Histoire avec une grande hache qui coupe le bois et les têtes pour ériger un nouvel empire. Assurément celle de la Grande-Bretagne, venue étendre son Royaume en déposant sur ce sol peuplé d’aborigènes depuis 50 000 ans forçats et criminels, anglais et irlandais, imprégnés d’années de haine mutuelle. Dans cet environnement encore bien sauvage, loin de leur perfide Albion, des hommes vont se sentir tout puissants, à la fois créateurs et destructeurs, avec une certaine foi, la leur, mais sans loi, causant des blessures profondes en ravageant des siècles de quiétude.

Naissance d’une nation

Clare (Aisling Franciosi) et son mari font partie de ces personnes indésirables transportées jusqu’en Australie par bateaux, simples voleurs ou grands criminels, avec pour mission d’aider le gouvernement à bâtir ce nouvel Eldorado. Ces gens-là ont l’occasion de se racheter une conduite et d’imaginer un avenir meilleur, en attendant de retrouver officiellement leur liberté. En parallèle, la Grande-Bretagne, par l’intermédiaire de ses troupes armées, se donne pour mission de “civiliser” des populations autochtones à la peau noire, vêtues de pagnes et chassant encore de manière rudimentaire à la lance. L’arrogance européenne et chrétienne rencontrant un monde considéré comme primitif dont il faudrait définitivement effacer toute trace. Une histoire à répétition qui renvoie aux croisades, aux conquistadors, aux colonies d’Afrique, aux indiens d’Amérique et qui prend un sens universel dans ce film. Comme pour refuser d’oublier d’où l’on vient, la réalisatrice nous renvoie en pleine face la violence la plus abjecte que ces envahisseurs de l’Histoire ont employée à maintes reprises : par le viol d’abord, celui de nombreuses femmes, puis de ces terres vierges de toute modernité (les armes à feu, l’architecture, les transports…). Le massacre des aborigènes ensuite, exterminés un à un ou utilisés dans l’unique but de conquête des territoires. Mais comme pour éviter d’exprimer une intention féministe trop évidente, Jennifer Kent semble guidée par un devoir de mémoire plus vaste, à l’instar de ces réalisateurs américains qui perpétuent celle des natifs américains à travers des œuvres fortes telles le Le Soldat bleu, Little Big Man ou Danse avec les Loups. The Nightingale est à la fois un film dramatique, historique, un western, un film d’aventure survivaliste et enfin une ode à la nature et à l’amour.

Drôles d’oiseaux

Clare est au service de tuteurs militaires et effectue toute sorte de corvées autant masculines que féminines pour les satisfaire. Elle est parfois invitée à chanter de sa douce voix de rossignol (nightingale en anglais)… Certains soirs, un officier, sous le charme de ce bel oiseau, abuse d’elle en toute impunité… Après avoir subi le viol de plusieurs militaires et vu son mari et son bébé tués devant ses yeux, elle est laissée pour morte dans sa maison. A son réveil, une folie meurtrière s’empare d’elle et dès lors, Clare n’a plus qu’une obsession, retrouver les coupables de ces atrocités. Elle accepte par dépit d’être accompagnée par un boy, Billy (en réalité Mangana, l’oiseau noir), jeune aborigène qui ne lui voue pas plus de respect qu’elle ne lui accorde de dignité, pour traverser la nature hostile de l’île. Cette odyssée dans l’enfer vert et boueux tasmanien va être l’occasion pour ces deux êtres que tout semble opposer de se découvrir des points communs dans leur malheureuse existence. L’un comme l’autre a vu sa vie détruite par le même ennemi. Tous deux vouent une haine qui ne demande qu’à s’exprimer.
Auparavant joyeux et chanteurs, ces deux oiseaux blessés ont une vengeance à assouvir alors autant la partager. En chemin, ils ne croisent que des hommes hostiles envers ce couple improbable qui ose s’aventurer sur “leurs terres”, et sont conscients qu’ils ont tout intérêt à rester ensemble pour leur survie. Elle, jeune femme forte mais fragile, n’a pas de légitimité à voyager comme bon lui semble. Lui, dont la seule couleur de peau provoque la haine, doit sans cesse rester sur ses gardes. La vengeance est loin d’être un acte facile. C’est sur ce point crucial que le film trouve sa puissance. Tour à tour chasseur et proie, ce duo fragile est non violent par nature et tuer un homme s’avère bien plus ardu qu’il n’y paraît. Face à leur bourreau commun, le lieutenant Hawkins, prédateur-né au doux nom de rapace lui aussi, leur humanité est trop profonde pour rivaliser avec cet homme impitoyable.

Fin du voyage

Cette traque les mènera jusqu’à la ville puis jusqu’à l’océan, leur laissant un goût amer dans la bouche. Face au soleil et au nouveau jour qui se lève, leur destin est loin d’être radieux. L’aube de la déshumanisation est en marche. Il est bien loin le temps où l’explorateur britannique James Cook notait ses impressions sur les Aborigènes de Nouvelle-Hollande dans son journal : « En réalité, ils sont bien plus heureux que nous les Européens… Ils vivent dans la tranquillité qui n’est pas troublée par l’inégalité de la condition. La terre et la mer leur fournissent toutes les choses nécessaires pour vivre… Ils vivent dans un climat agréable et ont un air très sain… ils n’ont aucune abondance ». Merci à Wikipedia de nous le rappeler à notre mémoire…
Jennifer Kent nous laisse avec ses personnages sur une plage radieuse, pour souffler et contempler l’horizon à perte de vue. Tels certains contes qui ne finissent pas toujours bien, l’ogre au visage d’ange a été monstrueux, le bien a triomphé non sans garder de séquelles. Le sang se mêle au sable et à l’eau salée. Même si l’expérience a été rude, elle augure une œuvre à suivre des plus passionnantes de la part de cette autrice complète, qui n’a pas fini de nous transmettre ce qu’elle a dans les tripes et sur le cœur…