Texte : Alexandre Metzger - 6 septembre 2021

Free Guy

Personnage non gérable

Free Guy (prononcez Gaille), à travers des spots promotionnels hilarants présentant un Ryan Reynolds à la musculature monstrueuse et une bande-annonce tout aussi efficace, s’annonçait comme LA comédie d’action pour geek de l’été. Un univers de jeu vidéo de battle royale qui surfe sur la mode de Fortnite, Overwatch et autre Call of Duty. Des références évidentes pour les gamers d’aujourd’hui mais aussi pour les cinéphiles qui pouvaient y déceler des airs de Truman Show, d’Un Jour sans fin ou de La Grande Aventure Lego dans ces premières images qui leur sont dévoilées. Fallait-il s’attendre pour autant à un produit décérébré comme Hollywood sait nous en livrer chaque été ? C’était sans compter sur le talent de son comédien principal qui, depuis Deadpool, s’amuse à construire une sorte de mythe assez particulier autour de sa personne, entre égocentrisme assumé et décalage total (il faut voir les réponses qu’il apporte à des questions de twittos particulièrement dérangés, ça frôle le génie). Il en résulte un spectacle familial qui amuse autant qu’il questionne le public auquel il s’adresse, avec tout le manichéisme, la naïveté et la morale qu’on peut en attendre. Et quand tout ça est bien dosé et bien construit, eh bien ça donne un plaisir coupable à l’américaine comme on les aime…

Poor Guy

Programmé pour effectuer dans un jeu vidéo les mêmes rituels, les mêmes parcours, prononcer inlassablement les mêmes phrases, le PNJ (Personnage Non Jouable), se rapproche du degré zéro de l’utilité. Dans une quête, certains d’entre eux peuvent se cantonner à un rôle de figurant ou aider un joueur à avancer dans une quête en lui révélant une information plus ou moins pertinente. Tandis que d’autres permettront éventuellement de gagner des points en se faisant tristement massacrer. En résumé, ils n’existent que pour servir les vrais acteurs du jeu vidéo, en l’occurrence les avatars d’êtres humains de chair et d’os. Guy, un employé de banque, vit dans une ville nommée Free City où des fusillades ont lieu à chaque coin de rue, et où les accidents impliquant toutes sortes de véhicules (voitures, tanks, hélicoptères…) font partie de la normalité. Tous les matins, il effectue le même rituel : se lever, saluer son poisson rouge, s’habiller de la même manière que la veille, manger ses céréales devant une météo “guerrière” et se rendre à son travail. Une vie loin d’être trépidante mais qui semble le satisfaire totalement, si ce n’est qu’il rêve d’un amour idéal et inaccessible. Guy ne le sait pas mais il vit dans un jeu vidéo où il est un PNJ… Sauf qu’un jour, il croise Molotovgirl, la femme dont il est persuadé qu’elle lui est destinée. Joueuse badass dans Free City, prénommée Millie dans la vraie vie, elle va lui ouvrir les yeux en lui faisant découvrir la réalité à travers des lunettes de héros…

Des lunettes pour mieux voir

Le coup des lunettes, on nous l’a déjà fait, mais quand une idée est bonne dans une histoire, elle reste souvent bonne… dans une autre! Dans Invasion Los Angeles, John Carpenter révélait à travers ce prisme la terrible réalité d’une société qui manipule le peuple à ses dépens et dénonçait au passage toute la pourriture politique, capitaliste et sécuritaire de notre propre monde. Dans Free Guy, le concept est assez similaire sauf qu’il dévoile à un personnage virtuel une autre… virtualité. Une virtualité réelle en quelque sorte. Ca parait compliqué mais on n’est pas très éloigné de ce que Matrix racontait, de ce que la science-fiction se plaît à développer comme thématique récurrente autant dans la littérature (Wolfbane de Frederik Pohl & CM Kornbluth, Next Men de John Byrne, Miracleman d’Alan Moore, L’Oeil dans le ciel de Philip K. Dick) que le cinéma (Truman Show, Dark City, Avalon…) ou, par essence même, le jeu vidéo. Ce dernier, dicté par des règles à respecter, un gameplay qui lui est propre et un monde aux étendues limitées (sauf quelques exceptions), est une oasis inépuisable pour qui cherche à s’évader, à se transformer, à vivre des aventures incroyables… Le pauvre Guy va donc avoir l’occasion de dépasser sa condition pour passer à des levels supérieurs, non sans difficulté et quelques bugs…

To be Free

A l’instar d’Emmet, personnage Lego dans les aventures cinématographiques des célèbres jouets, Guy cherche à s’émanciper, à devenir libre de faire ses propres choix, de prendre des décisions qui lui sont propres. C’est en inversant les règles d’un jeu somme toute assez simplistes qu’il pourra y parvenir. C’est là que le film, caché derrière ses bonnes intentions et une quête du bonheur idéal, se montre finalement pertinent car il dresse au passage le portrait de joueurs aux profils très divers, dont les pires spécimens qu’on nomme les trolls, sont honteusement cachés derrière des avatars qui prônent la puissance, la violence et la sexualité exacerbée. Un masque qui leur permet d’exprimer ouvertement toute sorte de haine, du racisme à la misogynie. Notre portrait à tous en quelque sorte, bercés que nous sommes depuis l’aube du 21ème siècle dans l’utopie des réseaux, de la technologie à écran noir et du divertissement illimité. Alors que certains jeux vidéo ne cherchent plus forcément un réalisme poussé à l’extrême comme par le passé afin de retrouver plutôt le plaisir pur, notre réalité, elle, devient de plus en plus virtuelle, à défaut d’être virtuose… A force de chercher dans cette fourmilière mondiale et digitale une raison d’être, une utilité plutôt que la futilité, on en oublie presque qu’il suffit de poser un instant la manette ou le téléphone, et de laisser son cerveau se déconnecter juste pour voir ce que ça fait… Qui a dit OK Boomer ?