Texte : Alexandre Metzger - 3 novembre 2021

Le Dernier Duel

Combat à trois

Le titre du nouveau film de Ridley Scott, Le Dernier Duel, fait étrangement écho à son tout premier long-métrage, Les Duellistes, qui voyait Harvey Keitel et Keith Carradine se provoquer régulièrement en Duel, dans la France et l’Europe des années 1800. Le réalisateur a toujours navigué entre le passé, le futur et le présent dans ses œuvres avec la même aisance, mais pas toujours avec la même réussite. Si certains de ses fans jurent essentiellement par Blade Runner ou Alien, le film historique fait clairement partie de son ADN : 1492 : Christophe Colomb, Gladiator, Kingdom of Heaven, Robin des bois… des œuvres inégales mais toujours empreintes de sa vision personnelle et de son sens du spectacle épique. Le Dernier Duel, dans ses premiers instants, tient ses promesses sur la forme en termes de reconstitution de la France du XIVe siècle, ses scènes de bataille réalistes et son casting impressionnant. A 80 ans passés, Ridley Scott n’a rien perdu de sa fougue guerrière et semble toujours prendre du plaisir à filmer la violence des humains. C’est sur le fond et surtout par sa structure que Le Dernier Duel surprend, passionne même ! Une expérience immersive pour le spectateur qui doit démêler le vrai du faux dans les témoignages qu’on lui prodigue et finalement devenir juge avec toute la responsabilité et l’impartialité que cela implique. Un film extrêmement contemporain dans ses propos et tout simplement l’un des plus grands films de l’année…

Duel au sommet

Le film ne laisse pas de doute, un duel aura bien lieu entre deux protagonistes masculins, Jean de Carrouges (Matt Damon) et Jacques le Gris (Adam Driver). La première scène montre, sous les regards amusés du jeune roi Charles VI et de sa femme, du Comte Pierre d’Alençon (Ben Afleck), les préparatifs de cet affrontement qui s’annonce terrible, au vu de la détermination que chacun des deux guerriers en armure laisse entrevoir. Mais il faudra patienter avant d’entendre le premier choc de lance, Le Dernier Duel nous proposant entre temps un voyage vers le passé de ces deux hommes, ainsi que celui d’une femme, Marguerite de Carrouges (Jodie Comer), directement liée à ce face à face. Ou plutôt trois voyages, presque identiques, variant légèrement sur certains détails de taille. En effet, chacun de ces protagonistes va tour à tour être au cœur du même récit raconté à sa manière. Inédite chez Scott, héritée de Rashomon d’Akira Kurosawa, modèle qui a donné son nom à ce concept où trois points de vue propres à trois individus sont livrés l’un après l’autre et défendent chacun une expérience subjective, cette structure offre l’occasion aux réalisateurs qui s’en emparent de s’amuser autant avec l’image qu’avec le texte, les faux-semblants et l’attention du spectateur. Et il faut avouer que de cette adaptation à trois mains du roman de l’écrivain américain Eric Jager par Nicole Holofcener, Ben Affleck et Matt Damon résulte un scénario brillant, à la fois passionnant du point de vue de l’épisode historique raconté ici et sa résonance avec notre monde dit moderne. Les deux acteurs/amis de toujours, qui avaient marqué les esprits dès leur premier scénario Will Hunting, remettent pour la première fois le couvert pour un sujet extrêmement délicat mais totalement maîtrisé. Initialement, les compères devaient interpréter les deux rôles principaux, avant que, pour des raisons de planning, le personnage de Jacques le Gris n’incombe à Adam Driver, un choix loin d’être regrettable… Si certains voient dans ce long-métrage une occasion facile de moderniser un propos moyen-âgeux et de le placer dans une bien-pensance actuelle héritée des scandales hollywoodiens récents, alors d’accord, critiquez l’intention, oubliez le passé et n’y voyez aucun écho avec le présent. Si l’Histoire est toujours plus importante que les individus, alors à quoi sert de se souvenir et de transmettre certains évènements et pas d’autres ? Dans ce cas-là, le cinéma peut se contenter d’être un spectacle sans âme et sans mémoire, et à terme ne plus se distinguer des productions insipides de Netflix et autres plateformes. A chacun son camp…

La parole des femmes et la vérité des hommes

Au cœur du conflit, un femme. La femme d’un homme de renom, Jean de Carrouges, chevalier courageux, toujours présent sur les champs de bataille pour défendre son roi et son pays, la France. Lorsqu’il revient un jour d’une longue période de combat, il retrouve son épouse Marguerite qui lui annonce avoir été agressée par son ami, Jacques le Gris. Entre incrédulité et colère, entre réputation et honneur, son mari ne sait vers quelle vérité se tourner. La réalité est-elle aussi évidente que sa femme veut bien lui exposer? Faut-il laisser la rumeur se propager ou donner du crédit au moindre témoignage qui se présente? Marguerite est pourtant bien déterminée à accuser officiellement son agresseur et à demander un procès, le jugement de Dieu en quelque sorte. Cette justice divine qui donne raison au vainqueur d’un tournoi à mort, une manière de prononcer un verdict qui semble radicale, mais bel et bien contemporaine au Moyen- ge.
Le film est l’occasion d’assister, des siècles plus tard, à des situations parfois surréalistes auxquelles étaient confrontées les femmes face à leur médecin ou aux religieux, soi-disants spécialistes affirmant sans vergogne leurs connaissances des relations de couple, du plaisir charnel ou des conséquences négligeables d’un viol. Des moments qui prêtent à des sourires grinçants tant ils semblent aujourd’hui lointains et désuets, mais qui restent pour certains des fardeaux lourds à porter… Même face à leurs maris, même face à leurs homologues, les femmes étaient tenues de préférer le silence plutôt que de crier haut et fort leur douleur. Le Dernier Duel s’inscrit donc parfaitement dans la filmographie de Ridley Scott, dont les personnages féminins (Ripley dans Alien, Thelma et Louise ou Rachel dans Blade Runner) ont marqué plus d’un spectateur par leur pugnacité et leur modernité. La bataille menée par Marguerite de Carrouges a provoqué un affrontement judiciaire puis ce fameux duel par le combat, un des derniers en date. Il résonne de manière cinglante en cette année de grâce 2021 et devrait le faire pendant de nombreuses décennies encore…