Texte : Alexandre Metzger - 19 août 2020

Ces garçons qui venaient du Brésil

Mengele et les enfants particuliers

A l’aube des années 1980, Franklin J. Schaffner, habitué des adaptations brillantes de romans célèbres (La Planète des Singes, Papillon) transpose Ces garçons qui venaient du Brésil d’Ira Levin (déjà auteur de Rosemary’s baby) qui, comme son nom ne l’indique pas, n’est pas un film qui sent bon le sable chaud et la samba, mais plutôt un très grand thriller qui vous scotchera dans votre fauteuil et devrait vous faire froid dans le dos…

Americana gothika

Une valse viennoise enjouée habille le générique d’introduction. Un train passe à toute vitesse dans la ville, une mercedes attend le lever de la barrière pour traverser le passage à niveau. La caméra effectue un travelling vers la terrasse d’un restaurant, l’Heidelberg, à l’enseigne en caractère gothique. Occupé par une clientèle plutôt blanche de peau, blonde comme une belle bière fraîche, le film annonce la couleur : bienvenue au Paraguay !

Un jeune homme dans la foule (Steven Guttenberg, quelques années avant d’être enrôlé dans la Police Academy) semble surveiller un homme en terrasse qui s’engouffre dans la berline sombre. Barry Kohler, tout de jean vêtu, file cet homme depuis quelques temps et le voit aller, transpirant, à la rencontre de plusieurs personnages bien propres sur eux : des jeunes hommes de belle allure d’une part et d’autre part des messieurs plus mûrs au regard sombre et costard gris.

La politique de l’Autriche

Reporter ? Journaliste ? Détective privé ? Ni l’un ni l’autre. En réalité, un chasseur de nazis, inspiré par le grand Ezra Lieberman (Laurence Olivier) qu’il contacte à son bureau à Vienne pour l’aider dans sa quête et lui annoncer un terrible complot. Le septuagénaire lui répond sans engouement aucun, prétextant être déjà au courant de la présence de ces criminels de guerre en Amérique du Sud, et lui donne comme seul conseil de quitter le pays…

Tenace, Kohler parvient à enregistrer une conversation menée par un nouveau personnage d’une importance tout autre, le tristement célèbre Docteur Mengele ! L’apparition de Gregory Peck, arrivé par avion dans un impeccable costard blanc immaculé, à grand renfort de cuivre en fond musical, impressionne. Son charisme solaire en impose. Il annonce à son assemblée craintive « le grand moment », celui de l’avenir de la race aryenne. Celui-ci se concrétise par l’exécution de 94 hommes dans les 2 ans à venir, présents en Europe et en Amérique du Nord. Ni juives, ni militaires, ces cibles sont toutes des hommes de 65 ans, simples pères de famille, fonctionnaires pour la plupart…

Complot de familles

Tout comme l’assemblée qui écoute l’ange de la mort, les questions nous assaillent, nous, spectateurs de cette déclaration somme toute curieuse. C’est donc avec un vif intérêt et une soif de réponses que nous suivons Lieberman dans ses voyages lorsque les premiers assassinats sont commis. Il rend visite à une première veuve et son enfant en Allemagne. La femme semble peu chagrinée par la mort de son mari, et même soulagée, décrivant son mari comme humiliant envers son fils, et comme source de souffrance pour elle-même. Elle remercie Dieu au passage de l’avoir sauvée… Le jeune garçon possède un visage et un regard très marquants : les cheveux sombres et des yeux très bleus. D’une extrême froideur apparente, il ne rechigne pourtant pas à l’amour que lui apporte sa mère.

Lorsque David Bennett, un ami de Kohler, vient à la rencontre de Lieberman pour lui annoncer que son ami est sûrement mort, il le somme d’accepter son aide. Il veut comprendre dans quoi son ami s’est fourré. Lors d’une nouvelle visite dans le Massachussets, Lieberman s’entretient avec la veuve d’un homme qui semblait très apprécié, lui. Quel lien entre ces meurtres ? Lorsque le fils de cette dame apparaît, quelle stupéfaction de voir le même adolescent ! Un jumeau parfait ! Et lorsque Bennett se rend dans une autre famille, c’est un nouveau sosie qui l’accueille de manière plutôt rustre.

Enfants modèles

Les informations qu’il recueille le mènent à visiter en prison une dame impliquée dans l’agence d’adoption à l’époque. Ancienne gardienne de camp, elle se souvient du bonheur qu’elle apportait à ces couples, dont le profil d’âge, la situation, étaient très identiques. Les bébés, aux profils plutôt… comparables, provenaient tous du Brésil. Dans cet interrogatoire tendu où chaque mot est pesé, Lieberman parvient à récolter beaucoup de pièces d’un puzzle qui semblait irréalisable au départ. Ces enfants semblent tous avoir été confiés à des familles au milieu des années 1960. Sa maîtrise du face à face lui permet de prendre un coup d’avance avec brio.

Lorsque le Professeur Bruckner (Bruno Ganz) donne une leçon de biologie à Lieberman, celui-ci, face à ce tableau noir rempli par le scientifique, comprend l’équation terrifiante. Ces enfants sont le fruit du clonage du personnage le plus maléfique de l’Histoire : non pas Mengele, mais Hitler lui-même ! Placés dans un contexte social et familial identiques au petit Adolf originel, ils sont des dictateurs potentiels !

Bons à rien

Un interlude musical nous offre une scène de bal, menée par un Mengele pétillant. Dans un décor aux murs chargés de svastikas, dansant au rythme du Beau Danube bleu de Johann Strauss, la valse raisonne dans la tête du cinéphile comme une Odyssée de l’espèce aryenne. Si la mise en scène reste d’un classicisme timide, c’est qu’elle laisse toute la place à son acteur le plus habité. Gregory Peck joue d’une précision chirurgicale jusqu’à la pointe de sa moustache, diabolique de haine, de racisme et de violence non contenue, car son objectif est ni plus ni moins la survie de son espèce ! Face à lui, le grand James Mason, exécutant implacable, lui annonce pourtant que la mission est annulée. Mengele lui-même se chargera de la mener à bien, même seul.

Euthanasie

L’affrontement final peut avoir lieu, dans la maison d’une autre famille adoptive en Pennsylvanie. Un corps à corps sanguinaire entre les deux vieillards ennemis, rythmé par d’incessants aboiements de dobermanns, des coups de feu qui font mouche, et même une touche d’humour noire bien placée : l’efficacité est au rendez-vous. Mais Lieberman et Mengele parviennent à une sorte de pat, l’un comme l’autre ne pouvant plus avancer le moindre pion. L’invité ultime n’est autre qu’un nouveau clone, l’enfant au cœur de tout les conflits, la pièce maîtresse qui va arbitrer la fin de la partie.
Les derniers coups se joueront avec les mots, la force de la parole. Mengele, qui voit en cet énième progéniture la plus parfaite de ses 94 créatures, joue à flatter l’enfant, en lui annonçant un avenir grandiose. Lieberman joue la carte, plus modeste, de l’humanité et de la famille et en sortira vainqueur. Mais c’est l’enfant en réalité qui a mené ce final mordant du haut de son extrême intelligence, sans plus être dupé par l’un que par l’autre.

Cet enfant est-il réellement un Hitler en devenir, ou est-il simplement un enfant à considérer comme innocent du haut de ses 14 ans ? Faut-il l’exterminer, ainsi que toutes ses répliques, ou les laisser devenir, naturellement, des hommes à part entière ?

Lorsque le générique s’arrête, il me revient en mémoire une image presque anodine du film. Je repense à ce plan, lors de la première rencontre de Lieberman avec le jeune garçon cloné. Son reflet, dans un subtil jeu de miroir, se démultiplie à l’infini. Si le mal s’implante si aisément dans un bébé grâce à la science, cela ne l’empêchera sûrement pas de trouver un nouvel hôte, une nouvelle manière de s’exprimer. L’Homme est assez diabolique pour renouveler et moderniser sa soif de mort, et ça, ce n’est pas l’Histoire officielle qui nous dira le contraire…