Texte : Alexandre Metzger - 17 juin 2022

Men

A Woman's world

Alex Garland, auteur à succès du roman La Plage adapté par Danny Boyle, commence par marquer le septième art de sa patte en tant que scénariste pour le réalisateur anglais (28 jours plus tard, Sunshine…). Des films de genre qui sont loin de laisser indifférents. En 2014, sa première réalisation, Ex Machina, reflète une maîtrise visuelle et scénaristique indéniable dans le domaine de la science-fiction. Cinq ans plus tard, il adapte le roman Annihilation, produit et diffusé par Netflix, et y dévoile un univers ultra coloré mais très sombre dans son propos. La beauté éclatante de la nature se transforme peu à peu en un environnement inquiétant pour finir en un cauchemar horrifique.
Pour sa troisième réalisation, Men, il retrouve le chemin des salles de cinéma, et cette nouvelle expérience qui commence par un drame humain évolue en une fable cauchemardesque aux ramifications nombreuses, emportant le spectateur dans les méandres de l’imaginaire de son créateur Alex Garland. Celui-ci s’autorise toutes les libertés pour nous dérouter et nous enfermer dans le parcours sensoriel d’une jeune femme, Harper, qui vient de subir un traumatisme. Pour se ressourcer et retrouver un peu de sérénité suite à la mort de son mari, elle loue un très beau cottage dans un coin de paradis de la campagne britannique. Le joli petit village, avec son clocher, son pub, ses bois verdoyants et ses habitants fort accueillants, va pourtant devenir au fil des heures un véritable enfer pour Harper…

Au vert

Harper (Jessie Buckley) quitte Londres pour se rendre à quatre heures de là, dans une campagne resplendissante, où elle a trouvé une maison à louer pour deux semaines. Une magnifique bâtisse de plus de 500 ans entourée de verdure, au sein d’un petit village typique de la campagne britannique. Elle est accueillie par son propriétaire, Geoffrey (Rory Kinnear), typiquement anglais lui aussi, humour cynique inclus. Ravie par les lieux, Harper compte sur cette solitude volontaire pour se reconstruire, se retrouver et espérer faire le deuil de son mari. Est-ce la délicieuse pomme qu’elle a cueillie et croquée dans le jardin avec un plaisir non dissimulé qui va l’entraîner dans une succession d’épreuves? Ou est-ce cet homme des bois, nu comme un ver, qu’elle croise sur son chemin et qui la prend en chasse? Toujours est-il que Harper va être confrontée à cette nature qui semble décidément hostile pour Alex Garland. Ce prédateur en puissance va tenter de pénétrer de force dans la maison, mais sera rapidement arrêté par la police. Après cet incident, Harper va pouvoir découvrir les environs, mais chaque lieu visité (l’église, le pub) va se révéler être un parcours semé de rencontres peu aimables où le jugement, les leçons de morale et la suspicion seront au cœur des échanges.

Couple toxique

Harper et James Marlowe, un couple de trentenaires, étaient parvenus à un point de non retour. Dans leur appartement de Londres, ce jour-là, les éclats de voix étaient plus violents qu’à l’accoutumée, les échanges stériles. Harper venait d’annoncer à son mari qu’elle ne voulait plus vivre ainsi et qu’elle comptait le quitter. Ce jour-là, James devient menaçant. Il refuse la séparation. Le mariage est un engagement qu’ils ont signé ensemble. Mari et femme, pour le meilleur… Il lui fait un chantage au suicide, fait preuve de violence. Un couple toxique comme tant d’autres. Dans cette ultime dispute, Harper le repousse hors du domicile, choquée par le coup qu’il vient de lui porter. Quelques instants plus tard, le corps de son mari chute devant la fenêtre de l’appartement, leurs regards se croisent une dernière fois… Il semble tomber plutôt que s’être jeté…Ce jour-là James meurt… Et pour le pire.
Ce point final dans la vie du couple est en réalité dévoilé en plusieurs morceaux, en introduction du film puis à travers des flashbacks. Des scènes violentes qui distillent des bribes d’informations sur l’intimité du couple, et qui font de nous des témoins ou selon, des juges, pour tenter de comprendre et de trouver une raison rationnelle à ce qui vient de se passer. Car pour la suite, Alex Garland nous extraira peu à peu de la réalité, nous plongeant dans l’étrangeté horrifique, nous faisant perdre nos repères au même titre que le personnage de Harper…

Culpabilité

Harper doit-elle se sentir coupable de la mort de son mari? Le mariage induit-il d’être responsable l’un de l’autre dans toutes les circonstances? Lorsque le couple se mue en une sorte d’entité indissociable où l’un dilue sa personnalité dans celle de l’autre, lorsque l’un oublie sa nature profonde dans une sorte de mimétisme inconscient, lorsque l’un exerce une emprise, plus ou moins consciente, presque imperceptible sur l’autre, la toxicité peut s’installer comme un cancer.
Harper va croiser des personnages clés de la société, le pasteur, le policier, l’adolescent, le tenancier du pub, des villageois, et cet homme des bois, terrifiant personnage imprévisible. Des figures masculines pour la plupart. Des hommes à la ressemblance troublante, interprétés par le même acteur. Rory Kinnear opère un mimétisme déroutant, se fondant dans chacun de ces nombreux rôles comme autant de comédiens. Protéiforme, à l’instar des cicatrices que l’héroïne semble avoir accumulées dans son existence, qui se matérialisent en autant de situations, de symboliques, de métaphores. Chacun et chacune y lira, selon, des stigmates de la misogynie, du fardeau de la féminité, de la sexualité, de la maternité, qu’expérimente toute femme.

Women first

Des interprétations nombreuses pour lesquelles Alex Garland ne semble pas vouloir confier de clés, nous laissant le soin de trouver notre propre chemin dans ce labyrinthe sensoriel. Garland évite le piège de la facilité et laisse au spectateur l’interprétation qui lui sied, invoquant son degré de compréhension et son expérience personnelle comme seuls guides. En se retrouvant dans cet environnement en totale opposition avec son quotidien londonien, Harper va apprendre à affronter cette nature qu’elle ne connaît pas, sa propre nature qu’elle semble avoir oubliée. L’enfant qu’elle était, la femme qu’elle était devenue, l’épouse qui s’était perdue dans le schéma du couple rongé par la toxicité, la mère qu’elle ne sera peut-être jamais… C’est une renaissance qu’est venue chercher Harper, et la scène finale lui apporte, dans une succession de tableaux gores au style très body horror, un magnifique épilogue. Alex Garland signe un plaidoyer puissant et sensible, intelligent à défaut d’être toujours intelligible. Men fait clairement écho au monde dans lequel nous vivons, où le patriarcat et la volonté de domination de certains hommes infligent encore et toujours des blessures. Quelques-uns parvenant à redoubler d’imagination fertile et destructrice de manière insidieuse et perverse pour parvenir à leurs fins. Quant à Garland, il inscrit une nouvelle œuvre forte à son répertoire, réussissant encore une fois à nous surprendre, en précisant peu à peu des thématiques fortes récurrentes dans sa filmographie. L’homme confirme le grand auteur qu’il a toujours été, et le très grand réalisateur qu’il est déjà.