Texte : Alexandre Metzger - 7 avril 2022

Bruno Reidal, confession d’un meurtrier

Confession d'un gosse dangereux

Premier long métrage de Vincent Le Port, lauréat du Prix Jean Vigo pour son court métrage Le Gouffre en 2016, Bruno Reidal est un choix ambitieux et audacieux, tant dans son approche formelle réaliste de l’histoire de ce garçon de 17 ans qui commet au début du XXème siècle un crime terrible, que dans sa volonté de coller au plus près de la puissance littéraire des mémoires du jeune criminel. Car les propos éclairés et conscients de ses pulsions sexuelles et criminelles qu’il retranscrivit consciencieusement dans son journal, à la demande du médecin Alexandre Lacassagne, révèlent un être frêle et sensible, que rien ni personne ne pouvaient présupposer qu’il commettrait un tel acte, à part lui-même peut-être.
Fils de paysan plutôt bon élève, baigné dans une culpabilité permanente depuis sa (peu) tendre enfance fortement forgée par la religion et par une époque austère où le labeur de la ferme et la pauvreté laissent peu de place à l’insouciance et au plaisir. Le film opte pour un style naturaliste et se construit autour d’un interrogatoire, non pas policier mais médical, psychologique, qui permet un témoignage de toute une vie plutôt que de l’évènement en lui-même. Bruno Reidal dresse le portrait tout en sensibilité et en intériorité d’un être humain dans l’esprit duquel va naître un fantasme de meurtre qui ne le quittera plus, jusqu’au passage à l’acte inéluctable… comme si le destin en avait décidé ainsi.

Tueur ordinaire

Lorsque Vincent Le Port découvre l’ouvrage Serial Killers de Stéphane Bourgoin, il est tout de suite intrigué par l’histoire de Bruno Reidal, auteur d’un unique meurtre, donc loin de pouvoir être catégorisé de tueur en série. En se procurant le véritable récit autobiographique du garçon, il tombe sur une œuvre complexe, ambivalente, dans laquelle un personnage introverti et très ordinaire en apparence, raconte le cheminement qui le conduira à une folie meurtrière inouïe. Né à la fin du XIXème siècle dans la campagne cantaloue, le garçon, issu d’une famille nombreuse, est un brillant élève, plutôt réservé et chétif. Le réalisateur est un temps freiné dans son élan par le parallèle qui pourrait être effectué avec le film Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère… de René Allio (une histoire vraie elle aussi, un jeune tueur dans un environnement rural, l’utilisation de la voix off…). Mais cette référence, écrasante au départ, devient finalement une référence dont il faut pouvoir s’éloigner pour trouver sa propre singularité: les raisons qui ont poussé les deux jeunes gens à tuer sont bien différentes, tout comme leur parcours et leur destin.
En s’intéressant au personnage ainsi qu’à ses motivations sans chercher à leur donner une explication, Vincent Le Port dépeint avant tout l’évolution d’un garçon comme les autres, au sein d’un environnement familial, scolaire et religieux tout à fait banal. Peut-être plus sensible que ses camarades, il développe une réflexion personnelle assez précoce, guidée par sa conscience qui ancre en lui des pulsions inquiétantes. Dès le primaire, il est traversé par l’idée de tuer un camarade. Une idée comme une autre qui germe de façon inopinée et dont il ne se débarrassera jamais. S’adonnant souvent à la masturbation, il réprouve ce comportement sans pouvoir s’en défaire, se confessant même au prêtre du village, lui avouant avoir songé à se suicider comme seule alternative. L’homme d’église lui suggère alors d’intégrer un séminaire dans le but de devenir prêtre. Séduit par cette idée, le jeune Bruno y voit l’occasion de surmonter ses désirs et ses pensées macabres… en vain.

Sang froid

Le film suit le personnage en lui collant au corps autant que possible afin de ne laisser aucune place à autre chose qu’à la réalité des faits. Dans une mise en scène limpide et sans artifice, Vincent Le Port ne cherche pas à construire un suspense artificiel, et les premières images ne laissent aucun doute sur le coupable, qui s’en remet très vite à la justice. Dans cette ultime confession auprès du docteur Lacassagne qui va s’étendre sur toute la durée restante du film, on va pouvoir mesurer tout le fardeau de la courte vie d’un jeune homme voûté, ayant traversé l’existence de manière assez neutre et détachée, mais pleinement conscient de sa personne. Bruno Reidal vit son enfance en compagnie de ses idées sombres, poursuit son adolescence sans véritablement parvenir à changer comme il le souhaiterait. Son instinct et sa quête de plaisir dominent sa personne sans faillir et ce fantasme de meurtre inassouvi qui germa il y a longtemps en lui ne cessera de croître. Interprété de façon magistrale, tant par le corps que par la voix, par Dimitri Doré (pour l’âge le plus avancé de Bruno Reidal), ce personnage complexe est présenté à trois périodes de sa vie jusqu’à l’accomplissement de l’acte sanguinaire. Les images qui illustrent tout au long du film de manière scrupuleuse les propos du narrateur ne laissent place à aucune fantaisie ni interprétation quelconque. Jusqu’à la terrible scène vers laquelle tout le film nous menait, c’est dans la même veine que le réalisateur nous livre la vision du meurtrier, nous plongeant sans fard dans l’horreur ultime. Allant au bout de son propos de montrer au spectateur le destin tragique d’un tueur et de sa victime, Vincent Le Port nous laisse de manière certes brutale avec notre propre jugement et notre conscience, tout en parvenant à livrer sans le dénaturer le portrait d’un jeune homme qui, au-delà de son intelligence, au-delà de sa compréhension lucide du monde et de ses règles, au-delà des lois humaines ou divines, a dépassé sa conscience et s’est octroyé le droit de tuer, pour son propre plaisir. Et une certaine fatalité…